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Dernière mise à jour : il y a 2 jours

La possible ratification du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur a ravivé la colère du monde agricole français. Les responsables politiques du pays sont unanimes dans leur opposition à ce texte. Mais ils semblent désormais très isolés sur la scène européenne. Quelles sont les perspectives pour ce texte? Et quels sont ses enjeux?

 



 

L’Union européenne et le libre-échange

 

Pour comprendre l’accord avec le Mercosur, il faut rappeler que l’intégration européenne est, fondamentalement, un projet de libre-échange. Faute de pouvoir organiser une intégration politique, le choix a été fait dans les années 1950 de créer un marché unique, en supprimant les barrières douanières et en développant des politiques communes. Cela devait permettre de relancer les économies européennes, sinistrées par la guerre, et d’assurer la paix entre les États membres.

 

Mais il y a plus. D’abord, l’intégration des marchés européens impliquait que la Communauté européenne soit compétente pour la politique commerciale et négocie au nom des États membres en la matière. Ensuite, la croyance dans les vertus du commerce, comme instrument de promotion de la paix et de valeurs telles que la démocratie et les droits de l’Homme, ne se limitait pas au territoire européen : très tôt, la Commission a considéré que le libre-échange était bénéfique à l’échelle globale, et a rêvé d’un monde où il serait la norme entre toutes les États.

 

Il existe aujourd’hui 50 accords commerciaux entre l’Union et des pays tiers. Divers textes ambitieux ont été négociés à partir des années 1990 dans cet esprit : avec le Canada (le fameux traité CETA), les Etats-Unis (le traité de libre-échange transatlantique, ou TAFTA, abandonné lors de l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche début 2017) ou encore les pays du Mercosur. Le traité avec le Mercosur était particulièrement précieux aux yeux de la Commission, dans la mesure où il associait l’Union avec une autre organisation régionale similaire. En effet, le Mercosur s’est inspiré de l’expérience européenne pour organiser, depuis 1991, le libre-échange entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ; la Bolivie les a rejoints début 2024. Le Venezuela est membre, mais sa participation a été suspendue en 2017.

 


Carte des accords commerciaux négociés par l'Union (2023)



Qu’y a-t-il dans l’accord Union européenne-Mercosur ?

 

Cet accord est ambitieux et complexe. De longues négociations ont abouti, en 2019, à la signature d’un texte qui inclut un traité de libre-échange entre les deux blocs, mais aussi des éléments relatifs au dialogue politique et à la coopération. L’objectif était d’accroître les relations entre les deux ensembles en réduisant les barrières douanières, et de susciter un dialogue politique sur un vaste ensemble de questions : migrations, numérique, recherche, éducation, ressources humaines, environnement, cybercriminalité… L’accord prévoit d’éliminer plus de 90% des droits de douane, qui sont actuellement élevés ; par exemple, le Mercosur applique des taxes de 27 % sur le vin et de 35 % sur les voitures et les vêtements en provenance de l’Union. Le traité prévoit aussi que le Mercosur s’engage à reconnaître des indications géographiques protégées de l’Union, sur des produits comme le vin ou le fromage. C’est le plus grand accord commercial jamais négocié, puisqu’il concerne 800 millions de personnes et porte sur des volumes commerciaux de plus de 40 milliards d’Euros chaque année.




 

Qui s’y oppose ?

 

D’emblée, certains États ont été réticents à l’accord avec le Mercosur, notamment la France, l’Irlande, l’Autriche, la Pologne et la Belgique. Ils étaient surtout inquiets de la dimension commerciale des négociations, susceptible de mettre sous pression certains secteurs de leurs économies. En septembre 2020, le gouvernement français a fait connaître son opposition à la ratification en arguant de plusieurs éléments : les risques environnementaux, s’agissant notamment de la déforestation de l’Amazonie par les agriculteurs ; l’impact négatif du traité sur les Accords de Paris ; et, enfin, le non-respect par les produits du Mercosur des normes européennes en matière d’environnement, de santé, de travail et de bien-être animal. Plus spécifiquement, les autorités françaises étaient inquiètes des conséquences de l’importation massive de produits agricoles (viande, sucre, éthanol) pour les agriculteurs européens. Elles dénonçaient un accord déséquilibré, générant plus d’opportunités pour le Mercosur que pour l’Union. Elles ont ainsi exigé le durcissement des mécanismes de sauvegarde – qui autorisent les deux parties à limiter temporairement les importations en cas de préjudice grave porté à leur économie – et celui des quotas en matière agricole – afin de préserver les agriculteurs français contre l’afflux de viande bœuf ou de poulet. Face à ces critiques et réticences, la Commission a retardé la ratification de l’accord.

 




Une remise en cause plus générale du libre-échange global

 

Depuis les années 1990, les accords de libre-échange ont le vent en poupe. Ils sont perçus comme un instrument de croissance économique et un moyen de diffuser les valeurs « européennes » à travers le commerce : paix, démocratie, multilatéralisme, droits fondamentaux, progrès social… Face aux difficultés de l’Organisation mondiale du commerce, la Commission a ouvert des négociations tous azimuts.

 

Toutefois, ce modèle de développement économique est en panne à 5 titres au moins :

1.     D’abord, il n’a pas fait la preuve de son efficacité s’agissant de la diffusion des valeurs. Contrairement à ce que l’on pensait, le développement économique, la prospérité et le commerce n’entrainent pas nécessairement une transformation politique des sociétés et une pacification des relations entre les États. En effet, le nombre de régimes réellement démocratiques décline depuis les années 2000, malgré l’essor du commerce mondial, les guerres et les tensions n’ont pas disparu, et des champions comme la Chine n’ont pas connu le processus de démocratisation attendu.

2.     En deuxième lieu, la Commission s’est heurtée à l’opposition de certains États membres ou de certaines composantes de ces États. Les accords les plus récents incluent des compétences qui ne sont pas propres à l’Union. Certaines autorités publiques – comme le gouvernement wallon, dans le cas du CETA, l’accord avec le Canada – ont contesté la légitimité de la Commission à négocier des accords « mixtes ». D’une manière plus générale, ces textes suscitent une attention croissante de la part des opinions publiques, des responsables politiques et des médias, ce qui rend le processus de négociation plus complexe. La pression exercée par les agriculteurs sur les autorités françaises dans le cas de l’accord UE-Mercosur en atteste clairement.

3.     En troisième lieu, la logique du libre-échange généralisé est remise en cause depuis quelques années par divers phénomènes. Il y a d’abord la montée du protectionnisme aux Etats-Unis et l’agressivité commerciale de la Chine, qui ne respecte pas les règles du jeu s’agissant notamment des aides d’État. Il y a aussi des débats autour du paradoxe que représente pour l’Union la volonté, d’une part, d’imposer à ses opérateurs économiques le respect de normes sévères en matière d’environnement, de décarbonation, de protection des consommateurs, de santé ou encore de bien-être animal, et, d’autre part, celle d’assurer le libre accès au marché européen à des produits qui ne respectent pas, ou imparfaitement, ces standards.

4.     Il y a, ensuite, des préoccupations plus larges quant à l’impact environnemental des accords de libre-échange. Ils contribuent, en effet, au développement de secteurs de l’économie dans des pays tiers, au détriment de la nature (déforestation en Amazonie pour les besoins de l’agriculture) ou du climat (déplacement hors de l’Union des industries qui génèrent massivement du carbone, telles que l’acier ou le ciment). En outre, le libre-échange induit des effets de spécialisation géographique qui conduisent à éloigner les lieux de production et de consommation. Alors que les consommateurs sont incités à privilégier les produits locaux, cette approche du commerce, où denrées agricoles et produits manufacturés font le tour du globe, semble obsolète.

5.     Pour finir, il faut compter avec les préoccupations géopolitiques grandissantes. La crise du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont démontré la vulnérabilité de l’Union européenne, qui dépend fortement des importations pour nombre de ressources : énergie, alimentation, santé, technologie… Depuis quelques années, les réflexions se multiplient autour des notions de souveraineté, d’autonomie stratégique ou d’autosuffisance. Elles soulignent toutes la nécessité pour l’Union de ne pas être trop dépendante des importations, de pouvoir faire face à une fermeture soudaine des frontières ou à une mise à l’arrêt du commerce international, et de cesser d'agir avec naïveté dans ses relations avec les autres blocs. Comme l'avait joliment dit Clément Beaune, alors Secrétaire d'Etat aux affaires européennes, "L'Union européenne ne peut pas rester un herbivore dans un monde de carnivores".




La pression monte…

 

En mars 2023, afin de débloquer la situation et de faire droit aux demandes de la France, la Commission a envoyé au Mercosur un protocole à l’accord incluant de nouvelles obligations en matière environnementale et commerciale. Mais il a été rejeté par les autorités brésiliennes et argentines, qui ont estimé que seul l’accord négocié devait faire foi. En janvier 2024, une crise agricole a surgi partout en Europe. La France a exigé la mise en place de « clauses miroir », faisant obligation aux États du Mercosur de respecter les normes en vigueur dans l’Union pour pouvoir y exporter leurs produits, mais elle n’a pas été suivie par la Commission. Depuis sa reconduction à la tête de l’institution cet été, Ursula von der Leyen a réaffirmé sa volonté de ratifier rapidement l’accord. L’Allemagne, qui était un temps réticente, la soutient désormais fortement dans ce projet. Son économie est en effet basée sur les exportations, et les perspectives sont mauvaises avec la réélection de Donald Trump, la guerre en Ukraine et les tensions commerciale avec la Chine. Disposer d’un nouveau marché est donc une priorité pour les autorités allemandes, qui ont convaincu la plupart des pays réticents de soutenir la ratification de l’accord. La Commission souligne pour sa part l’impact positif du traité, qui doit engendrer 0,1% de croissance supplémentaire dans l’Union à l’horizon 2032. Côté Mercosur, les attentes sont grandes aussi, avec un surcroît de croissance estimé à 0,3%.

 

La France se trouve désormais isolée dans son opposition à l’entrée en vigueur du traité. Avec la résurgence récente de la crise agricole, les autorités françaises n’ont toutefois d’autre choix que de redire leur hostilité – qui, fait rare, suscite un consensus dans la classe politique française. Mais nos partenaires européens et latino-américains, de même que la Commission, perdent patience.

 

Quelles perspectives pour la ratification ?

 

S’agissant d’un accord dit « mixte », qui comporte des clauses qui excèdent les compétences centrales de l’Union, la ratification exige trois étapes. Il faut d’abord un vote à l’unanimité au sein du Conseil de l’Union : concrètement, aucun ministre des 27 ne doit s’opposer formellement à l’accord. Ensuite, il doit être approuvé par le Parlement européen, à la majorité des suffrages exprimés. Enfin, il doit être ratifié par les parlements de tous les États membres. Compte tenu de ces règles, la France est en position – juridiquement parlant, du moins – de bloquer la ratification. Politiquement, c’est plus complexe, car un veto a toujours un prix : un État qui s’oppose à une décision soutenue par la quasi-totalité des autres se verra reprocher son égoïsme et s’expose à des mesures de rétorsion.

 

Il est aussi possible que la Commission essaie de contourner l’obstacle de l’unanimité. Elle pourrait le faire en scindant l’accord en deux, et en demandant une ratification séparée pour la partie qui concerne les questions commerciales et douanières. En effet, celles-ci relèvent d’une « compétence exclusive » de l’Union, ce qui rend la décision plus facile. Dans ce domaine, le Conseil doit se prononcer non pas à l’unanimité, mais à la « majorité qualifiée » : il faut pour cela réunir les votes de 55% des États (15 sur 27), représentant 65% de la population (292 sur 449 millions). En outre, l’accord commercial ne nécessiterait pas une ratification par les parlements nationaux. Le reste du traité devrait être validé à l’unanimité, mais ce n’est pas cette partie qui suscite les controverses. La France a, par avance, condamné le recours à un accord « intérimaire » ou à une scission du traité, estimant que le texte avait été négocié dans une certaine logique – celle de la ratification à l’unanimité – et qu’il convient de la respecter. Mais, juridiquement, la Commission semble en droit de voir les choses autrement.

 

Quelles sont les scénarios possibles ?

 

Si la Commission s’en tient au caractère mixte de l’accord, il y a 3 options :

-       Elle continue à repousser le vote ; mais cette hypothèse est peu crédible, compte-tenu des engagements de Mme von der Leyen et de la pression exercée par certains États membres ;

-       La Commission demande un vote et la France met son veto : il faudra alors rouvrir les négociations pour rendre l’accord acceptable pour tous, ou envisager une scission du traité ;

-       La France accepte l’accord – son abstention étant suffisante. Dans ce cas, on peut imaginer qu’elle aura obtenu des garanties supplémentaires pour ses agriculteurs : clauses de sauvegarde plus restrictives, si l’accord a des effets trop violents, et aides financières pour que les secteurs s’adaptent.

 

Si la Commission opte pour un vote séparé du volet commercial, il y a 2 scénarios :

-       La France trouve une minorité de blocage. Il lui faudrait pour cela convaincre 12 autres États, ou des États représentant 89 millions d’habitants. Les deux objectifs semblent hors de portée ;

-       L’accord est adopté contre l’avis de la France. Juridiquement, elle ne pourrait s’y opposer, mais politiquement, elle pourrait demander – et obtenir – des compensations et des garanties pour éviter une crise.



 

Depuis le début des années 1950, les représentants des États membres évitent de créer des tensions inutiles entre eux, et de se mettre dans des situations politiquement embarrassantes. Il convient toujours d’aider ses partenaires à sauver la face et à gérer au mieux les conséquences domestiques des décisions prises à Bruxelles. Car il faut avant tout préserver la dynamique consensuelle au sein des institutions européennes et les conditions d’un dialogue constructif. Le traité UE-Mercosur est toutefois symptomatique des difficultés croissantes que rencontrent les États européens dans l'articulation de leurs intérêts et visions respectives, et dans la préservation de l'équilibre entre le respect de la souveraineté nationale et le besoin d’agir collectivement.


Cette tribune, signée par 15 membres du Conseil scientifique de l'Union des fédéralistes européens, a été publiée par Le Monde, le 6 novembre 2024. J'ai tenu la plume.


Le retour du républicain à la Maison Blanche devrait inciter les Européens à poursuivre l’intégration européenne pour assurer eux-mêmes leur prospérité économique, leur sécurité militaire et la promotion des valeurs démocratiques, estiment des membres du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens dans une tribune au « Monde ».





La réélection de Donald Trump, surtout si la victoire des républicains se confirme aussi au Sénat, est de nature à bousculer trois principes qui sont au fondement même du mode de vie et de la prospérité de l’Europe : une économie reposant en large partie sur le commerce transatlantique, une sécurité dépendant principalement de l’OTAN, et des systèmes politiques fondés sur la démocratie libérale et la croyance dans la possibilité d’une concorde entre les peuples.

Ce constat n’est pas nouveau. Depuis des années, divers études, tribunes et rapports viennent alerter l’opinion publique européenne sur ce triple risque.

Celui, d’abord, d’un décrochage économique et technologique de l’Union européenne vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis : récemment, le rapport Draghi a rappelé que l’Europe ne s’est jamais remise de la crise financière de 2008, qu’elle a raté le coche du numérique et qu’elle n’attire plus les investisseurs.

 

Isolationnisme

 

Il y a, ensuite, une ombre sur la sécurité de l’Europe, confrontée aux menées de la Russie et au repli des Etats-Unis ; la campagne électorale a démontré que l’isolationnisme a le vent en poupe chez les citoyens américains, qui ne semblent préoccupés que par les rapports de leur pays avec la Chine.

Le troisième risque est celui d’une remise en cause globale des valeurs de la démocratie libérale qui fondent les systèmes politiques des Etats de l’Union et les institutions de celle-ci ; les violentes diatribes qui font désormais le quotidien de la vie politique américaine montrent qu’elles sont mal en point, et que des forces puissantes promeuvent une conception beaucoup plus brutale de l’espace public.

L’Europe est au pied du mur et doit se préparer à des évolutions alarmantes. Celle d’une politique ouvertement protectionniste des Etats-Unis et d’une négation, plus ou moins virulente, des principes qui fondent le commerce international depuis la seconde guerre mondiale. Celle d’un désinvestissement américain, plus ou moins rapide et prononcé, des mécanismes de sécurité globale. Celle, enfin, d’une remise en question des vertus de la démocratie libérale.

Dans ce contexte critique, l’intégration européenne est en panne de projet, de budget et de leadership. Du côté des Etats membres, aucun responsable politique ne semble plus capable ou désireux de faire avancer les choses à l’échelle européenne ; avec l’élection de Donald Trump, le sauve-qui-peut national est à redouter.

 

Les idées radicales ont le vent en poupe

 

Du côté de la Commission, la reconduction d’Ursula von der Leyen est intervenue alors que de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement sont en difficulté et s’est accompagnée du départ des personnalités les plus fortes au sein du collège des commissaires : il est probable qu’au nom de ses conceptions atlantistes, elle ne voudra prendre aucune initiative qui pourrait déplaire aux autorités américaines.

Du côté de la société civile, les idées radicales ont le vent en poupe, et la tentation est grande de s’en remettre, comme aux Etats-Unis, au protectionnisme et au repli national.

A l’heure où les discussions budgétaires font rage en France, il faut aussi rappeler que, alors que le budget de l’Etat fédéral américain représente environ 25 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, celui de l’Union européenne se limite à 1 % du PIB des Vingt-Sept. Avec une capacité budgétaire aussi faible, elle s’interdit toute action d’ampleur en matière de politique industrielle, d’innovation, d’action sociale, de transition écologique ou de défense.

Les prochains débats budgétaires poseront inévitablement la question d’une nouvelle répartition des financements disponibles, avec le risque de voir sacrifiés des secteurs essentiels pour l’Union européenne, tels que l’agriculture, la politique régionale ou encore l’éducation et la recherche.

L’Europe doit prendre son destin en main, à un triple niveau.

 

Décisions ambitieuses et inconfortables

 

Elle doit accélérer l’intégration économique et technologique pour donner à ses entreprises les moyens d’être concurrentielles à l’échelle globale, dans un monde où les règles du jeu évoluent rapidement.

Elle doit aussi veiller à sa sécurité militaire collective, face à la double menace que représentent l’impérialisme russe et le repli des États-Unis.

Elle doit enfin défendre vigoureusement ses valeurs, l’attention qu’elle porte au progrès social, aux libertés, à la protection de l’environnement, et lutter efficacement contre les ingérences étrangères dans sa vie démocratique.

Ce sursaut pourrait s’incarner, sans délai, dans la mise en place d’un cadre de défense européen. La tâche n’est pas aisée, car elle soulève des questions complexes qui exigeront des réponses courageuses.

L’augmentation des dépenses militaires doit-elle s’accompagner d’une réduction d’autres investissements ou d’une augmentation des prélèvements ? Peut-on penser une défense européenne sans une plus grande intégration politique et la création d’institutions – possiblement fédérales – capables de prendre des décisions au nom de l’Union ? Comment accompagner les changements socio-économiques qu’entraîneront des investissements massifs dans une politique industrielle de défense commune ?

Pour préserver son avenir, l’Union européenne doit prendre des décisions ambitieuses et inconfortables. Les bouleversements en cours, à l’Est comme à l’Ouest, sont un appel pressant à plus d’audace, à l’heure où la plus petite initiative européenne exige des trésors de diplomatie et des négociations interminables. Seul un surcroît d’intégration permettra de lutter contre les ambitions impériales et d’assurer la sécurité de l’Europe après la fin de la pax americana.

 

Signataires : Arvind Ashta, professeur de finances, Burgundy School of Business ; Robert Belot, professeur des universités (histoire), université de Saint-Etienne ; Christine Bertrand, maîtresse de conférences en droit public, université Clermont-Auvergne ; Frédérique Berrod, professeur des universités (droit), Sciences Po Strasbourg ; Yann Moulier-Boutang, professeur des universités émérite (sciences économiques), université de Technologie de Compiègne ; Christophe Chabrot, maître de conférences (droit public), université Lumière-Lyon-2 ; Olivier Costa, directeur de recherche CNRS, Cevipof - Sciences Po ; Michel Devoluy, professeur des universités honoraire (sciences économiques), université de Strasbourg ; Sophie Heine, autrice et consultante, chercheuse associée à l’Institut Egmont ; Jacques Fayette, professeur des universités honoraire (sciences de gestion), université Lyon-3 ; Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique, Sciences Po ; Gaëlle Marti, professeure de droit public, université Jean-Moulin-Lyon-3 ; Alexandre Melnik, professeur, ICN Business School Nancy-Metz ; Ghislaine Pellat, maîtresse de conférences (gestion), université de Grenoble ; Céline Spector, professeure des universités (philosophie), Sorbonne-Université.

Tous les signataires sont membres du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens (UEF).


Du 4 au 12 novembre 2024, le Parlement européen va procéder aux auditions des 26 candidats-commissaires qui doivent composer la seconde équipe d’Ursula von der Leyen. L’objectif est de vérifier s’ils ont les qualités, les connaissances et l’attitude requises pour ce mandat. Ils se sont déjà pliés à l’exercice des questions écrites, mais leurs réponses aux députés, pétries de généralités et du sabir parlé rue de la Loi, laissent présager un processus bien terne. Est-ce l’effet de l’encadrement des candidats par les services de la Commission, de la crainte des règlements de compte politiques au Parlement, ou de leur soumission à Ursula von der Leyen ?





Les évolutions de la procédure de nomination de la Commission

 

Les modalités de nomination de la Commission ont beaucoup évolué au fil du temps. A l’origine, le traité de Rome (1958) prévoyait simplement que les gouvernements désignent les commissaires d’un commun accord et choisissent un président parmi eux. Dans les années 1980, le Parlement européen (PE) a commencé à approuver la nomination de la Commission, sans avoir de compétence spécifique pour le faire. Le traité de Maastricht (1993) a formalisé cette pratique, en conditionnant l’investiture de la Commission à un vote d’approbation du PE. Il a aussi fait coïncider les mandats des deux institutions : depuis 1994, la Commission est ainsi nommée pour cinq ans, juste après les élections européennes. A cette époque, sans que le traité ne le mentionne, le PE a pris l’initiative d’auditionner les candidats-commissaires devant les commissions parlementaires compétentes, avant de les investir collectivement. Depuis le traité d’Amsterdam (1999), la procédure d’investiture prévoit deux votes distincts du PE : le premier sur le président ou la présidente de la Commission, et le second sur le collège dans son ensemble. Le traité de Nice (2003) a accru les pouvoirs du Président de la Commission, qui assure depuis 2004 la répartition des portefeuilles et des vice-présidences, et peut modifier ces choix en cours de mandat ou contraindre un commissaire à la démission. Enfin, le traité de Lisbonne (2009) a précisé que le choix du candidat à la présidence doit tenir compte du résultat des élections européennes, et que celui-ci doit être « élu » par le PE.

 


Une procédure complexe en 6 étapes

 

Aujourd’hui, la procédure de nomination comporte 6 étapes, dont 3 ont déjà été franchies par la Commission von der Leyen II :

1.      le Conseil européen propose, à la majorité qualifiée (55% des Etats représentant 65% de la population de l’Union), un candidat à la présidence de la Commission ; cela s’est passé le 27 juin 2024 pour Ursula von der Leyen ;

2.      cette candidate est « élue » par le PE à la majorité de ses membres ; Mme von der Leyen l’a été le 17 juillet 2024 ;

 


3.      le Conseil européen désigne, à la majorité qualifiée et d’un commun accord avec la présidente élue, les autres commissaires sur la base des suggestions faites par chaque représentant national. La présidente attribue les portefeuilles et les vice-présidences ; ces éléments sont connus depuis le 17 septembre 2024 ;

4.      le PE auditionne les candidats devant les commissions parlementaires compétentes ; les auditions sont prévues début novembre 2024 ;

5.      le PE vote, à la majorité des suffrages exprimés, l’investiture de la Commission en tant que collège. Dans les faits, il peut d’abord formuler des commentaires sur la composition de la Commission pour obtenir des adaptations (changements de candidats et de portefeuilles), comme il l’a fait systématiquement depuis 2004 ;

6.      le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, nomme la Commission qui entre en fonction pour cinq ans.



 Le déroulement des auditions

 

La prochaine étape-clé pour la Commission von der Leyen II est celle des auditions, prévues du 4 au 12 novembre. La procédure a déjà débuté par l’examen des éventuels conflits d’intérêts des candidats, et par une phase écrite. Les candidats-commissaires ont été invités à répondre par écrit à des questions formulées par les députés. Elles portent sur des enjeux généraux (compétences pour le portefeuille, intérêt pour les questions européennes, indépendance, relations futures avec le PE…) et sur des éléments plus spécifiques (priorités politiques, dossiers en cours…). Cet exercice permet de cerner les profils et les intentions des candidats, et d’approfondir la discussion pendant l’audition. Celle-ci dure trois heures : le candidat fait une déclaration puis répond brièvement (3 minutes) à 25 questions réparties entre les groupes politiques. Les députés peuvent éventuellement poser une question de suivi.


Audition de Thierry Breton en 2019


A priori, les candidats n’ont pas connaissance des questions qui leur seront posées à l’oral. Il revient toutefois à leur entourage de déminer le terrain et de faire jouer leurs réseaux, notamment politiques, pour anticiper les questions. En outre, les députés de la famille politique du candidat-commissaire leur posent des questions plutôt amicales qui leur permettent valoriser leurs qualités, leurs connaissances et leurs projets.

 

La prestation de chaque candidat est évaluée par les représentants des différents groupes politiques au sein de la commission parlementaire, appelés les « coordinateurs ». Le candidat est approuvé s’il emporte la conviction de coordinateurs représentant au moins les deux tiers des membres de la commission. A défaut, les députés peuvent lui adresser de nouvelles questions écrites et procéder à une seconde audition. Si le candidat ne convainc toujours pas, la commission parlementaire se prononce sur son cas à la majorité simple. Au terme du processus, les lettres d’évaluation rédigées par les différentes commissions parlementaires sont rendues publiques, exigeant éventuellement des modifications du collège proposé. Si certaines candidatures sont retirées ou modifiées, de nouvelles auditions ont lieu.  

 

Quand le PE est satisfait de toutes les auditions, il procède à un vote d’approbation. Ce vote est moins périlleux que l’élection de la Présidente, puisqu’il requiert la majorité absolue et non celle des membres. Pour mémoire, la majorité absolue exige 50% des votes exprimés : les abstentions et les votes nuls ne sont pas pris en compte, et les absents ne pèsent pas. Le candidat à la présidence doit pour sa part obtenir une majorité « des membres » : les abstentions, les votes nuls et les absents s’opposent à son élection.

 

Les votes d’investiture depuis 1995

Source : Parlement européen. Compilation et calculs de l’auteur.

N.B. : La marge est la différence entre les votes « oui » et « non », quand une majorité absolue est requise, et la différence entre les votes « oui » et le nombre de voix à atteindre quand une majorité des membres est exigée.

 

 

Des auditions de plus en plus partisanes

 

Avec le processus des « candidats de tête » et la fragmentation politique croissante du PE, les auditions sont de plus en plus conditionnées par des jeux partisans. Aujourd’hui, quasiment tous les commissaires ont une expérience parlementaire et/ou ministérielle, et tous revendiquent une appartenance partisane. Les députés ne cherchent donc pas seulement à s’assurer de la compétence et de la probité des candidats-commissaires, mais s’intéressent fortement à leurs orientations politiques. En effet, si du côté du Conseil européen on estime que la nomination de la Commission est un processus avant tout intergouvernemental (chaque gouvernement proposant un commissaire qui est généralement de son bord politique), la majorité des députés estiment que l’Union doit être régie par une logique d’ordre parlementaire. L’identité du président de la Commission, la composition de celle-ci, la distribution des portefeuilles et son programme sont censés être en phase avec le résultat des élections européennes, comme c’est le cas dans un régime parlementaire classique. C’est aussi la condition du soutien que le PE apportera à l’action de la Commission. Les candidats-commissaires doivent naviguer entre ces deux visions, et ménager tout à la fois la confiance du Conseil européen et celle du PE. Pour y parvenir, ils ajustent constamment leur discours, qui oscille entre un registre politique et un registre plus technocratique selon le contexte et l’interlocuteur.

 


Une présidentialisation croissante de la Commission

 

Au-delà de cette tension entre logiques nationale et partisane, une troisième logique est à l’œuvre : la présidentialisation. Les réformes successives des traités depuis les années 1990 ont en effet transformé le rôle de la présidence, qui jouit désormais d’une véritable autorité sur le collège et s’affirme comme une sorte de Premier ministre, capable d’imposer sa ligne politique. La composition et l’organisation de la Commission von der Leyen II révèlent parfaitement cette évolution vers plus de verticalité. D’abord, les fortes têtes ont été écartées : tous les commissaires qui s’étaient peu ou prou opposés à la présidente depuis 2019, et avaient revendiqué leur autonomie ou rappelé le caractère collégial de l’institution, ne sont plus là. On cherche en vain les personnalités fortes parmi les 26 candidats-commissaires. Ensuite, la nouvelle organisation est pensée autour de 6 vice-présidentes exécutives, et non plus 3, et supprime le fonctionnement en « silos » : concrètement, plus aucun commissaire, y compris les vice-présidents exécutifs, ne contrôle un dossier donné. La décision collective s’impose, ce qui revient à donner un droit de dernier mot à la Présidente, qui a aussi la charge de questions-clés telles que le budget.

 



Les réponses des 26 candidats-commissaires aux questions écrites des députés publiées le 22 octobre 2024 par le PE attestent de l’autorité renforcée de la Présidente. Elles sont longues (plus de 400 pages au total) et verbeuses, et semblent destinées à n’offenser personne au PE et à ne pas contredire la ligne politique de la Présidente. Depuis que le PE procède à des auditions, les candidats-commissaires peuvent bénéficier de l’appui des services de la Commission pour s’y préparer. Ceux qui en ont fait l’économie l’ont souvent regretté, face à des députés souvent pugnaces. Désormais, les agents de la Commission surveillent le processus de près et jouent un rôle presque étouffant. C’est tout particulièrement le cas du Secrétariat général – le service de la Commission placé sous l’autorité directe de la Présidente qui assure une fonction de coordination des différentes Directions générales. Il aide les candidats à acquérir les connaissances nécessaires et les entraîne à ne contrarier personne. Ce travail de lissage est particulièrement visible dans les réponses écrites qui, par exemple, éludent soigneusement les enjeux budgétaires. Ainsi, aucun candidat ne propose d’avoir recours à des emprunts pour soutenir la politique industrielle, d’innovation ou de défense, comme le recommande pourtant le rapport Draghi.

 

Des candidats-commissaires excessivement prudents ?

 

Les candidats sont fortement incités à suivre les conseils du Secrétariat général, car les précédents fâcheux sont légion. Le PE a en effet toujours contesté certaines nominations, parce que des candidats n’avaient pas une maîtrise suffisante de leur portefeuille, avaient dérapé pendant leur audition ou avaient été rattrapés par quelque scandale. Parfois les députés ont eu la main lourde en raison de règlements de comptes politiques ; ainsi, en 2019, la candidate française libérale Sylvie Goulard s’est faite étriller car sa famille politique s’était opposée à des candidats socialiste et démocrate-chrétien au stade de l’examen des conflits d’intérêts ; les élus de ces deux groupes se sont donc fait un plaisir d’écarter la candidate des libéraux. Les députés sont aussi poussés à la sévérité car ils tiennent à obtenir des aménagements du collège des commissaires à chaque investiture, qu’ils soient réellement indispensables ou non. Cette affirmation d’une lecture « parlementariste » de la procédure requiert en quelque sorte des boucs émissaires.

 


Cette année, plus que jamais, les candidats-commissaires redoutent les foudres des partis adverses et soignent leur profil. Chacun craint que l’intransigeance de telle ou telle famille politique à l’égard du candidat d’une autre ne déclenche des mesures de rétorsion en cascade. Ce climat prive l’exercice des auditions de l’essentiel de son intérêt : aucun candidat ne va prendre le risque d’avancer des propositions originales ou des points de vue tranchés qui pourraient attiser les tensions entre les groupes politiques ou déplaire à la Présidente. Dans le passé, lorsque l’exercice était moins cadenassé par les services de la Commission, il était intéressant. Il a parfois permis à d’obscurs candidats de faire émerger des idées ou des projets, et de surprendre les parlementaires par leur tempérament et leur maîtrise des dossiers. A un moment où il conviendrait que l’Union fasse preuve d’ambition, les auditions risquent fort de se limiter à un concours de récitation de tièdes éléments préparés par les administrateurs de la Commission et validés par le cabinet de la Présidente.


Olivier Costa


Post repris par la revue numérique Telos (4 novembre 2024)

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