Samedi soir, 21 septembre 2024, les citoyens français ont découvert la composition du gouvernement Barnier – onze semaines après les résultats du second tour des législatives qui avaient ouvert une crise politique sans précédent sous la V° République. L’annonce, qui devait soulager tous ceux qui doutaient de la possibilité d’un accord, n’a pas suscité beaucoup d’enthousiasme. Le gouvernement Barnier souffre en effet d’un triple handicap : il réunit des perdants, il traduit les tensions entre le Président et le Premier ministre, et il fait la part belle aux seconds couteaux.
1. Un gouvernement dominé par les perdants des législatives
J’ai longuement expliqué dans les colonnes de ce blog pourquoi le Nouveau Front Populaire (NFP) ne pouvait pas prétendre gouverner sans prouver sa capacité à réunir une majorité, ou du moins, à ne pas être immédiatement censuré par l’Assemblée nationale. Dans aucun régime démocratique au monde le fait pour un parti ou une coalition d’être arrivé premier à une élection législative ne l’autorise à gouverner s'il ne dispose pas d’une majorité absolue. Cela lui donne simplement une priorité dans la négociation d’une coalition destinée à trouver une telle majorité. Si cette force politique n’y parvient pas, il appartient à une autre d’essayer. C’est ce qui s’est, par exemple, passé en Espagne l’an passé, où la droite, arrivée en tête aux élections législatives, a échoué à former une coalition ; la tâche a donc été confiée aux socialistes, qui sont au gouvernement aujourd'hui.
Le NFP est arrivé, en tant que coalition, premier des élections législatives, mais il n’a pas prouvé sa capacité à trouver une majorité ou, du moins, à pouvoir échapper à une censure rapide. En effet, l'Assemblée nationale est aujourd'hui découpée en trois tiers: un pour la gauche, un pour le centre-droit et la droite de gouvernement, et un pour l'extrême-droite. Un bloc ne peut gouverner que si un autre s'engage à ne pas le censurer immédiatement.
Certes, Emmanuel Macron aurait dû charger officiellement Lucie Castets de la mission de composer un gouvernement : cela lui aurait donné plus de poids dans ses négociations avec les autres forces politiques et aurait clarifié la situation politique. Cela étant, dans la mesure où tous les autres partis, de Renaissance au RN, avaient annoncé qu’ils refuseraient de soutenir un gouvernement impliquant des ministres LFI ou prétendant appliquer le programme du NFP, c’était perdu d'avance. Il aurait fallu pour cela que Mme Castets rompe avec M. Mélenchon, ce à quoi elle s’est refusée. La gauche n’étant pas en situation de gouverner, Emmanuel Macron a testé diverses hypothèses, et a fini par arrêter son choix sur Michel Barnier. S’il semblait également impossible à celui-ci de trouver une majorité active, il paraissait pouvoir échapper à la censure, fort du soutien des partis de droite, du centre et de Renaissance, et de la décision des leaders du RN de ne pas se joindre à la motion de censure que le NFP promettait de déposer immédiatement.
Assez tôt, il est apparu que Michel Barnier ne parviendrait pas à trouver des ministres à gauche, le NFP ayant menacé ceux qui se laisseraient tenter. Il n’a sans doute pas déployé une énergie excessive à cette tâche, sachant que l’inclusion dans son gouvernement de quelques personnalités venues de la gauche ne changerait rien à l'hostilité du NFP. C’était aussi le plus sûr moyen de créer des tensions avec Les Républicains (LR), voire de s’aliéner le RN. La présence de la gauche se limite donc à Didier Migaud, Garde des sceaux ; toutefois, il s’était retiré de la vie politique depuis 2010 pour présider la Cour des comptes puis la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
A l’arrivée, le gouvernement est presque exclusivement composé de membres issus du camp présidentiel et de LR – qui ont pourtant tous deux connu une sérieuse déconvenue aux législatives. Le groupe « Ensemble ! » compte en effet 96 députés (en recul de 82) et le groupe « Droite républicaine » 47 (en recul de 9) ; même avec « Les Démocrates » (36 députés), « Horizons » (33) et « LIOT » (22) – qui a toujours pris ses distances avec Michel Barnier – le gouvernement peut, au mieux, compter sur 234 voix, très loin de la majorité absolue (289). L'équipe reflète ces soutiens : elle compte 12 membres Renaissance, 10 Les Républicains, 4 divers droite, 3 Modem, 2 Horizons, 2 UDI, 2 LIOT, 1 Parti radical, 1 divers gauche et 2 sans étiquette. Le gouvernement penche donc clairement à droite, avec quelques membres au profil très conservateur – tels que Bruno Retailleau au ministère de l’Intérieur ou Laurence Garnier au secrétariat d’État à la consommation. On remarque aussi que sept ministres sortants, et non des moindres (Rachida Dati à la Culture, Sébastien Lecornu aux Armées), sont reconduits, comme si le gouvernement Attal n’avait pas été désavoué par les électeurs. Il n’y a donc ni alternance, ni cohabitation.
La composition politique du gouvernement Barnier
2. Un gouvernement qui révèle les tensions entre MM. Barnier et Macron
Dans un « vrai » régime parlementaire, un Président dont le parti aurait été doublement désavoué (européennes et législatives) aurait confié la tâche à M. Barnier de former un gouvernement et se serait abstenu d’interférer dans le processus pour se placer au-dessus de la mêlée. Il aurait simplement veillé à ce que le gouvernement puisse durer un peu – on ne nomme pas une équipe promise à une censure immédiate – et, éventuellement, aurait demandé discrètement le retrait de tel ou tel nom, s’il estimait leur nomination contraire aux intérêts ou aux valeurs du pays. En France, compte tenu de la tradition du « domaine réservé », il était aussi logique que le Président valide le choix des ministres des affaires étrangères, des affaires européennes et de la défense – comme ce fut le cas lors des trois cohabitations de 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002.
Une telle attitude de retrait aurait été d’autant plus logique que M. Macron est à l’origine de la pagaille actuelle : c’est largement lui qui a été désavoué à travers le piteux score de la liste Renaissance aux élections européennes ; il a décidé de dissoudre sans consulter qui que ce soit et sans écouter les mises en garde ; les mauvais résultats des candidats « Ensemble ! » aux législatives lui sont aussi largement imputables. Et pourtant, M. Macron se comporte comme un chien qui, ayant consciencieusement démoli un canapé pour tromper son ennui, prend un air étonné à l’arrivée de son maître, et se propose d'aller pourchasser le vandale.
En effet, depuis le résultat des élections européennes, Emmanuel Macron se pose en sauveur de la République : en prononçant la dissolution ; en se mêlant de la campagne pour les législatives ; en décidant unilatéralement que ni Mme Castets ni M. Cazeneuve ne trouverait de majorité ; en choisissant Michel Barnier ; et en s'immisçant dans les difficiles négociations entre celui-ci, Renaissance et les Républicains.
Le Président aurait pu prendre acte de son impopularité. Se mettre au vert, ne plus s'adresser au pays pendant tout l'été, et laisser M. Barnier négocier. Il aurait pu, aussi, appeler de ses vœux un changement de mode de scrutin aux élections législatives avant le prochain scrutin, de façon à tirer le PS, les Verts et le PC des griffes de M. Mélenchon, ou les amis de M. Ciotti de celles du RN. Le mode de scrutin proportionnel permet en effet à chaque parti de concourir seul aux élections législatives – comme c'était le cas aux dernières européennes, où toutes les composantes du NFP ont présenté leur propre liste. Dans cette configuration, les négociations en vue de la composition d'un gouvernement s’ouvrent une fois les résultats des législatives connus, en fonction des scores de chacun, dans le but de trouver une majorité et de définir un programme de coalition.
Avec le mode de scrutin actuel, LFI peut faire survivre artificiellement le NFP en menaçant ses partenaires de présenter des candidats contre les leurs lors des prochaines législatives, ce qui réduirait considérablement leur chance de succès. L’unité reste donc la norme, afin de satisfaire les intérêts électoraux de chacun et les ambitions de M. Mélenchon – qui entend être le seul candidat de gauche aux prochaines présidentielles. Mais elle interdit aux autres composantes du NFP de dialoguer avec les forces politiques situées plus à droite qu’elles. Avec la perspective d’un passage à la proportionnelle, le PS et les Verts auraient pu dialoguer avec Renaissance, le Modem et l’UDI pour envisager une coalition au centre – comme cela se fait dans la plupart des démocraties européennes. Mais ni M. Macron, ni M. Barnier n’a proposé cette réforme, qui aurait déverrouillé la situation.
A l’arrivée, le gouvernement reflète avant tout la bataille d’influence entre le Premier ministre et le Président. Le premier estime être en « cohabitation », ce qui suppose une totale liberté d’action, tandis que le second évoque une « coexistence exigeante », qui préserve son influence. Le Premier ministre, loin d'avoir pu construire un gouvernement d’union, en piochant dans les différentes familles politiques et dans la société civile, a été soumis à un double tir de barrage de la part des Républicains – dont tous les cadres se voyaient ministre et qui exigeaient les postes régaliens pour leur parti – et de Renaissance – dont les responsables entendaient que certains ministres soient reconduits et menaçaient de quitter le navire si des « lignes étaient franchies ». Le gouvernement présente donc un équilibre entre les partis des deux leaders de l'exécutif. Le principe du « domaine réservé » du Président a été respecté, puisque tous les ministres concernés sont des proches d’Emmanuel Macron. Le Premier ministre s’est alloué quant à lui un droit de regard sur des ministères-clés – budget, Outre-Mer, Europe.
Contrairement à ce qui prévaut dans les régimes parlementaires, le gouvernement Barnier n’est pas assis sur un pacte de coalition : il n’y a pas de programme législatif ou même d’accord sur des objectifs et valeurs. Il y a juste de vagues engagements et un rapport de force entre LR et Renaissance, via MM. Barnier et Macron. Il est donc clair qu’il n’y a pas eu d’alternance, malgré la déroute de Renaissance et de LR aux législatives, mais juste un profond remaniement et l’entrée en masse des Républicains au gouvernement – perspective qu’ils avaient refusée depuis 2022.
3. Un gouvernement de poids légers
Un troisième trait remarquable du gouvernement Barnier est l’absence de poids lourds et de figures centrales de la vie politique française. Tous les candidats potentiels à la prochaine élection présidentielle (prévue en 2027 ou avant, en cas de démission d’Emmanuel Macron) ont été écartés : Xavier Bertrand, Laurent Wauquiez, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire, Edouard Philippe, François Bayrou, Ségolène Royal, Bernard Cazeneuve… On note aussi qu’aucun chef de parti n’est ministre.
Le but était, sans doute, de limiter les tensions partisanes au sein du gouvernement et d’éviter que certains ministres ne se désolidarisent de M. Barnier à l’approche des élections présidentielles. De fait, ce gouvernement pléthorique (39 membres) est composé d’un grand nombre d’inconnus. On note aussi beaucoup de ministres particulièrement jeunes, le pompon allant à Antoine Armand, le ministre des Finances, qui n'est âgé que de 33 ans. Certes, aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années, mais pour exercer des fonctions de premier plan, avoir un peu d’expérience et d’autorité ne saurait nuire... Il y a aussi des nominations étonnantes, comme celle d"Anne Genetet au ministère de l’Éducation nationale ; elle présente en effet un profil rigoureusement étranger à l'enseignement et n'a, en tant qu’élue, jamais évoqué la question. Evidemment, il n’est pas nécessaire d’être agriculteur ou ingénieur agronome pour devenir ministre de l’Agriculture, mais on peut néanmoins espérer un peu d’intérêt du responsable pour le sujet.
Quel destin pour le gouvernement Barnier ?
Les réactions à la composition du gouvernement Barnier ont été sévères. Il a été jugé inacceptable par la gauche, en raison d’un évident manque d’ouverture politique, de la présence de quelques ministres très conservateurs, et de la domination des vaincus des législatives. Le gouvernement n’a pas non plus séduit les organisations de la société civile – syndicats, monde associatif, ONG... –, car les ministres ont presque tous un profil politique. Il n’a pas davantage rassuré les experts et les éditorialistes, nombre de ministres n’ayant pas d’expérience probante. Enfin, il n’est pas certain qu’il bénéficie longtemps du soutien passif du RN, compte tenu des positions très critiques prises par ses leaders. Il est fort probable que le NFP déposera une motion de censure à chaque fois que cela sera possible : le RN pourra s’y joindre à n’importe quel moment, et exercer ainsi une pression constante sur le gouvernement, notamment sur ses sujets de prédilection – immigration et sécurité.
The fall of Icarus, Jacob Peter Gowy, 1636
On peut toutefois penser que le gouvernement Barnier ne tombera pas immédiatement, en raison de la stratégie électorale de Marine Le Pen. Celle-ci n’a aucun intérêt à gouverner, et se trouve bien mieux dans l’opposition, où elle se contente – comme elle le fait depuis le début de sa quête présidentielle – de critiquer l’action du gouvernement et du Président sans rien proposer. Un soutien passif lui permet aussi de cultiver sa stature de femme d’État, soucieuse des intérêts du pays, par contraste avec l’attitude destructrice d’un Jean-Luc Mélenchon, qui fera déposer par ses ouailles autant de motions de censure qu'il sera possible de le faire. C’est, pour la candidate du RN, la meilleure stratégie en vue des prochaines élections présidentielles.
Manifestation à Rennes contre le gouvernement Barnier (21 septembre 2024)
Du côté des partis impliqués dans le gouvernement, la gravité de la situation politique, économique, sociale et financière du pays les poussera sans doute à faire preuve de raison – aucun n’ayant intérêt à ce qu'il sombre dans le chaos et perde la confiance des marchés et de ses partenaires. L’insuccès des manifestations organisées par le NFP juste avant la présentation du gouvernement Barnier samedi dernier laisse penser qu’un sentiment similaire règne désormais dans la population. En somme, personne ne se réjouit de la composition du gouvernement, personne ne se fait d'illusion sur sa capacité à répondre aux attentes des citoyens, mais chacun comprend que sa chute n’ouvrirait aucune perspective enthousiasmante.
Olivier Costa