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Photo du rédacteurOlivier Costa

Dernière mise à jour : 8 juil.

En sciences sociales, on ne peut bien prédire que le passé. Au-delà de la blague, cette idée renvoie à deux vérités objectives : d’abord, personne ne pouvait anticiper les dynamiques de la campagne électorale ; ensuite, tout phénomène social a des causes qu’il convient d’identifier.

Premières analyses (à 20h20) de résultats qui confirment les tendances des sondages les plus récents, mais les excèdent largement.

 

Une campagne imprévisible

 

La raison officielle de la dissolution, était la volonté du Président de « redonner la parole au peuple », pour qu’il opère une « clarification ». En somme, de dégager une majorité claire à l’Assemblée nationale – ce qui n’avait pas été le cas en 2022, et qui a contraint les gouvernements Borne et Attal à batailler pour faire passer leurs textes, et à user de l’article 49.3 autant qu’il était possible. L’idée d’une « clarification » n’avait pas vraiment de sens, car 50 millions d’électeurs agissant séparément ne peuvent pas se mettre d’accord sur une solution politique : chacun analyse les choses à sa manière, et il y avait au moins trois clarifications possibles (à gauche, au centre et à l’extrême-droite). Personne n’a eu la possibilité de se mettre d’accord sur le scénario préférable, car il n’y a pas eu de délibération ou de négociations à cet égard. La campagne a néanmoins réservé son lot de surprises – dont la première est la composition de la nouvelle Assemblée nationale.





Une stratégie à trois bandes

 

Au-delà du narratif de la « clarification », Emmanuel Macron a dissous pour deux raisons principales.

La première, était la volonté de prendre les partis d’opposition de court : le Président a parié sur les divisions de la gauche et sur celles de la droite. Les différentes composantes de la gauche s’étaient, en effet, livrées une campagne très dure à l’occasion des élections européennes, et l'on voyait mal comment, quelques jours seulement après le 9 juin, elles pourraient trouver un terrain d’entente. A droite, il était manifeste que Les Républicains seraient divisés entre les partisans d’une alliance de circonstances avec le RN – selon des modalités qui se généralisent en Europe – et les tenants du refus de toute compromission, qui a été la constante des leaders du parti depuis l’émergence du FN.

Le second objectif de la dissolution était l’idée, en cas de victoire du RN, de le laisser gouverner pour que les citoyens constatent qu’il n’a pas de solution magique aux problèmes du pays, et pour éviter ainsi l’élection de Marine Le Pen en 2027.

 

Des paris ratés

 

Mais rien ne s’est passé comme prévu. S’agissant de la gauche, Emmanuel Macron a perdu son pari, puisque quasiment toutes ses composantes se sont rapidement entendues pour créer le « Nouveau Front Populaire » (NFP) et présenter des candidats uniques partout en France. Pour la droite, il est parvenu à créer une profonde division au sein des Républicains (LR), mais le mouvement de collaboration avec le RN a été d’une ampleur limitée. LR sort en fâcheuse posture de ces élections, mais ce n’est pas une surprise, si l’on se réfère aux scores du parti aux européennes et aux présidentielles.

Au terme du processus, il semble que la gauche sera amenée à gouverner avec une partie des députés Renaissance – ce qui n’était sans doute pas le résultat espéré par E. Macron. Comment l’expliquer ?

 

Une campagne qui a permis quelques clarifications

 

La campagne, bien que très brève, a permis quelques clarifications.

 

S’agissant de la gauche, elle a révélé les profondes divisions qui existent au sein du NFP et qui, paradoxalement, ont permis son succès. Il est apparu que seuls certains Insoumis étaient encore favorables à ce que Jean-Luc Mélenchon soit Premier ministre en cas de victoire (chose qu’ils vont sans doute revendiquer bruyamment à l'issue du scrutin), et soutiennent sa ligne politique radicale, fondée sur le communautarisme, l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien et le refus de tout dialogue avec les forces politiques modérées. Les leaders des Verts et du PS ont ouvertement pris leurs distances avec celle ligne, de même que les Insoumis dissidents et certains acteurs majeurs du mouvement – comme François Ruffin. Les électeurs n’ont pas été dupes de la stratégie de diabolisation de la gauche conduite par Renaissance et le RN, assimilant tous les candidats du NFP à La France Insoumise (LFI), et ils ont compris que voter pour un candidat socialiste ne revenait pas nécessairement à porter Louis Boyard au ministère de l’éducation.


S’agissant de Renaissance, il est apparu que le Président était désormais bien seul, et qu’il se trouvait peu de candidats et cadres du parti pour soutenir sa décision de dissoudre et approuver sa façon de gouverner. Les candidats ont pris soin de ne pas revendiquer leur soutien à Emmanuel Macron ou le soutien de celui-ci, voire de prendre leurs distances avec Gabriel Attal. Les électeurs modérés ont pu leur apporter leurs suffrages sans avoir l’impression de faire un nouveau chèque en blanc à un Président qui n’en fait qu’à sa tête. Au soir du scrutin, ils limitent donc les dégâts.

 



Côté RN, enfin, la sanction est sévère. Trois facteurs expliquent la relative déconfiture du parti – par voie de comparaison avec ses résultats du 9 juin et avec son espoir de majorité absolue.

D’abord, les élections européennes ont toujours été propices au vote protestataire, en raison du mode de scrutin (proportionnelle) et de leur impact incertain et lointain. Il était logique que le score du RN se tasse lors des élections législatives, qui ont des enjeux autrement plus importants et précis, surtout après une dissolution. Il s’agissait, en effet, de choisir le nouveau Premier ministre et son gouvernement, et la ligne politique qui serait la leur pour les trois années à venir.

En deuxième lieu, la campagne, bien que courte, a permis de mettre à jour les défaillances et les carences du programme du RN. Jordan Bardella a été contraint de faire machine-arrière sur nombre de promesses, qui avaient été conçues pour séduire les électeurs, et non pour gouverner. Plus la perspective de l’emporter se précisait, et plus M. Bardella se montrait prudent, indiquant même son souhait de n’aller à Matignon qu'en cas de majorité absolue.

Enfin, dans les derniers jours de la campagne, il est apparu que nombre de candidats du RN n’étaient aucunement qualifiés pour devenir députés. Jour après jour, les internautes ont partagé sur les réseaux sociaux des éléments relatifs aux déclarations racistes ou antisémites de certains, au casier judiciaire d’autres ou à l’incapacité des troisièmes à expliquer le moindre aspect du programme du parti. On sait que le vote RN est un vote de protestation, qui est largement indexé sur la « colère » des électeurs. Mais ceux-ci ne sont pas masochistes pour autant, et les plus modérés d'entre eux n’avaient sans doute pas envie d’être représentés par des sympathisants du III° Reich, des repris de justice ou des idiots.

 

Le Monde, 20h00



"Les Peuples, bien qu'ignorants, sont capables de vérités" (Machiavel)

 

L’avenir du pays reste très incertain. Mais ces élections ont fait la preuve, s’il en était besoin, des vertus de la démocratie. Les électeurs ne sont pas tous très au fait des subtilités de la vie politique, ni très informés des détails de la campagne et des programmes des partis en présence, mais l’électorat est collectivement « sage » : les informations et les arguments circulent, les électeurs échangent et débattent, et ils mesurent l’importance et les enjeux de leur vote. Gérard Duprat avait magnifiquement démontré les risques que l'on court à dénoncer trop facilement "l'ignorance du peuple" (PUF, 1998). Car, quelle est l'alternative? Le gouvernement des savants? Celui de ceux qui crient le plus fort? Celui de la Femme ou de l'Homme providentiel, sûr de savoir ce que veut le peuple?

La campagne s’est conclue par un taux de participation remarquable et par des résultats qui montrent que les Français ne sont pas (encore ?) prêts à se lancer dans l’aventure d’un gouvernement d’extrême-droite, conduit par des gens dont le principal talent est de faire des promesses intenables. Aujourd'hui, la France a vécu un sursaut démocratique historique. Il reste à espérer que les responsables politiques seront à la hauteur des enjeux, et abandonneront un temps leurs obsessions présidentielles.

 

Olivier Costa

Photo du rédacteurOlivier Costa

Dernière mise à jour : 4 juil.


La dissolution de l’Assemblée nationale semble être l’occasion d’une profonde évolution de nos institutions. Les élections législatives ne sont en effet plus destinées à confirmer le choix fait par les électeurs aux présidentielles, pour donner au Chef de l’Etat les moyens de gouverner, mais à choisir une nouvelle majorité. Mais il n’y aura probablement pas de majorité absolue dimanche prochain, ni pour le Rassemblement national (RN), ni pour le Nouveau Front Populaire (NFP). Il est donc nécessaire de trouver des alternatives, de négocier un accord de coalition comme on le fait dans les régimes parlementaires. On pourrait se réjouir de cette évolution de nos institutions, considérer que c’est une façon d’en finir avec un régime « semi-présidentiel » qui a vécu et montré ses limites. Toutefois, ces négociations sont précisément empêchées par l’obsession des principaux responsables politiques pour les élections présidentielles. Car le régime français a ceci de particulier qu’il les pousse à ne penser qu’à cela et à ne concevoir la vie politique qu’à cette aune.


Un régime parlementaire empêché par les ambitions présidentielles

 

Un régime parlementaire requiert une capacité à trouver des majorités. Cela peut être par le choix d’un mode de scrutin spécifique : le scrutin majoritaire à un tour des Britanniques ou le scrutin majoritaire à deux tours pratiqué en France ou aux USA qui induit une bipolarisation de la vie politique - du moins, en ce qui concerne la France, jusqu’à ce que la « tripartition » ne s’impose en 2022. L’obtention d’une majorité peut aussi découler de la capacité des partis à s’entendre et à forger des coalitions. Dans nombre de pays européens, on est en effet habitué aux longues négociations d’après élections entre les représentants des différentes forces politiques. Ils se mettent d’accord sur un contrat de coalition et sur la répartition des portefeuilles ministériels, et gouvernent ensuite ensemble. C’est le cœur de l’intrigue de la série télé « Borgen », qui évoque la vie politique au Danemark ; ce n’est pas différent en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique. Quand aucune combinaison ne permet d’atteindre la majorité, on opte pour un gouvernement « technique » : on confie alors les ministères controversés à des experts ou des sages, et on limite les réformes aux dossiers qui font l’objet d’un consensus.



Sidse Babett Knudsen, Borgen

 

La France est loin de prendre ce chemin. Dans un paysage politique organisé autour de trois blocs, le mode de scrutin ne permet plus d’assurer l’émergence d’une majorité claire, mais les partis sont incapables de dégager les moyens d’une large coalition. Si le RN n’a pas de majorité absolue le 7 juillet, il faudra pourtant le faire. Le gouvernement ne pourra sans doute pas compter sur le soutien inconditionnel de 289 députés pour faire passer des réformes ambitieuses, mais il devra être assuré qu’au moins 289 députés ne voteront pas de motion de censure sans raison valable.

 

L’exercice, inédit sous la V° République, est des plus difficiles. Même si le RN n’a que 240 députés, estimation basse des instituts de sondage, il sera difficile de trouver une majorité stable de 289 députés parmi les 337 élus restants, compte tenu des divergences de vues abyssales qui existent entre les différents groupes – des Insoumis aux Républicains (LR). Une autre option serait que le RN gouverne avec LR, mais là encore, il faudrait que les responsables des deux partis trouvent un terrain d’entente, ce qui semble improbable compte tenu des tensions générées par la décision d’Eric Ciotti de faire alliance avec le RN.

 

Des négociations sabotées par les présidentiables

 

Le problème est que les principaux responsables politiques français se soucient assez peu de savoir si la France sera gouvernable ou pas dimanche soir, et ne se préoccupent que des présidentielles de 2027.

 

A l’extrême-gauche, la raison voudrait que Jean-Luc Mélenchon et ses amis fassent profil bas en attendant le second tour. En effet, si le soutien des électeurs les plus à gauche est acquis au NFP, il doit convaincre les modérés de voter pour ses candidats plutôt que pour ceux de Renaissance ou du RN. Mais, en affirmant encore et encore que le poste de Premier ministre reviendra à M. Mélenchon ou à un autre élu insoumis en cas de victoire du NFP, comme l’a fait encore récemment Sophia Chikirou, ils poussent une partie des électeurs à voter pour les autres candidats. En somme, les mélenchonistes savent que le NFP n’a aucune chance d’emporter une majorité absolue dimanche soir et n’ont aucune envie de gouverner avec une majorité relative ou dans le cadre d’une large coalition. Seule importe la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles de 2027, et ses chances de succès seront meilleures s’il est dans l’opposition qu’aux affaires.


Quelques possibles candidats à la présidentielle de 2027


A l’extrême-droite, le raisonnement n’est pas différent. Jordan Bardella affirme ne pas vouloir aller à Matignon s’il n’a pas de majorité absolue. Trois raisons le poussent à cela. Il s’agit, d’abord, d’appeler les électeurs à la « clarification » évoquée par Emmanuel Macron, les presser de donner à son parti une majorité claire. En deuxième lieu, M. Bardella n’a pas envie de gouverner avec une majorité relative, car il sait l’exercice difficile, et qu’il n’a ni les compétences, ni l’expérience requises. Le média training permet de gagner des élections, mais est de peu de secours pour concevoir des réformes viables, négocier avec les groupes parlementaires ou défendre les intérêts du pays à l’échelle internationale. Enfin, Marine le Pen n’a aucun intérêt à voir Jordan Bardella arriver à Matignon. Si le RN reste dans l’opposition, elle pourra user et abuser du registre victimaire (« Les citoyens n’ont pas été entendus ! On nous a volé l'élection! ») et pourra continuer à faire ce qu’elle fait le mieux : critiquer l’action du gouvernement. Au contraire, si le RN exerce le pouvoir, les électeurs auront trois ans pour juger de sa capacité à tenir ses promesses. Et l’on voit mal comment il pourrait le faire – qu’il s’agisse des contraintes budgétaires, économiques ou européennes. En somme, pour Marine le Pen, siéger dans l'opposition est la meilleure stratégie en vue des prochaines présidentielles.

 

Emmanuel Macron est dans une position similaire. Évidemment, il ne pourra pas se représenter aux présidentielles en 2027, et même s’il démissionnait, l’idée que l’intérim de Gérard Larcher remettrait les compteurs à zéro ne tient pas. En revanche, il veut peser dans le choix de son successeur. En refusant de négocier réellement avec les partis d’opposition depuis 2022, puis en décidant de convoquer des élections anticipées dans un délai très réduit, il participe de cette obsession française pour l’élection présidentielle. M. Macron a sans doute considéré que laisser le RN gouverner le pays pendant trois ans ou créer une situation politique inextricable maximiserait les chances pour un candidat centriste de l'emporter en 2027. Quant à son appel à la clarification, il n’a pas de sens, car près de 50 millions d’électeurs agissant séparément ne peuvent pas se mettre d’accord sur une solution politique : chacun analyse les choses à sa manière. Une clarification réclame une délibération et des négociations, et elles n’ont pas eu lieu. Pour cela, le Président aurait dû laisser le temps aux partis de penser des alliances suffisamment vastes pour être en état de gouverner, en annonçant par exemple des élections législatives pour septembre et en laissant le débat se développer durant l’été.

 

D’autres responsables jouent le même jeu. On peut penser à Edouard Philippe, dont les louvoiements semblent plus motivés par une stratégie à trois bandes en vue des présidentielles que par la volonté de favoriser les discussions entre les principaux partis. On songe aussi à François Hollande, de retour sur la scène politique, qui se voit sans doute en recours en 2027, quand la vie publique française ne sera plus qu’un champ de ruines.

 

En finir avec le régime semi-présidentiel

 

Le régime français, bricolé dans le contexte particulier de la fin des années 1950, n’est plus viable. Créé pour doter le pays d’un président fort, disposant d’une majorité stable, il a accouché d’un régime hybride, dont la logique est obscure, qui n’est plus capable de dégager une majorité claire et dont la vie politique est focalisée, jusqu’à la névrose, sur les élections présidentielles. Les partis politiques ne sont que des écuries en vue de cette échéance, et tous les scrutins sont le prétexte à la préparer, à tester la popularité des présidentiables ou à sanctionner le Président en place. Quant à ce dernier, il est désormais un général sans armée, incapable de tenir les promesses mirobolantes qu’il doit faire pour être élu, et dont la cote de popularité plonge inéluctablement après quelques mois.

 


Les 12 candidats de la présidentielle 2022


Aujourd’hui, la France est en passe de devenir ingouvernable, car les principaux responsables politiques ne se soucient pas de favoriser l'émergence d'une majorité parlementaire, mais uniquement de préparer les présidentielles de 2027. Et la plupart d'entre eux semblent prêts à la politique du pire à cet endroit. Dans un régime parlementaire classique, où les élections législatives sont les seules qui comptent, les responsables des différents partis ne se préoccuperaient que d’une seule question : avec qui gouverner et sur la base de quel accord. Ils consacreraient toute leur énergie à dialoguer avec leurs homologues pour identifier des possibles points de convergence et réfléchir à un programme. En France, ils sont déchirés entre des injonctions contradictoires : faire le meilleur score possible dimanche soir, pour préparer les prochaines échéances dans les meilleures conditions, mais ne pas être en situation de gouverner. Car l’expérience montre qu’il est plus facile pour un parti de gagner une élection présidentielle quand il siège dans l’opposition parlementaire. Chacun se souvient que la première et la troisième cohabitations ont permis au Président sortant d’être réélu contre le leader du parti qui était au gouvernement: François Mitterrand contre Jacques Chirac en 1988 et Jacques Chirac contre Lionel Jospin en 2002.

 

Des responsables politiques français obsédés par leur destin présidentiel

 

Le problème est que nos leaders sont drogués à la présidentielle, ne sont souvent entrées en politique qu’avec un rêve élyséen, et sont donc peu désireux de favoriser l’émergence d’une logique parlementaire. Ainsi, jamais aucun Président n’a fait quoi que ce soit d’efficace pour mettre fin à la centralité de l’élection présidentielle ou pour faire évoluer la culture politique de notre pays. Et toutes les réformes constitutionnelles entreprises ont contribué à renforcer un peu plus encore le rôle du Président. Il y a aujourd’hui peu de d’espoir de sortir de cette obsession française. Les éditorialistes nous expliquent désormais qu’il faudra attendre 2027 pour que la clarification s’opère, à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Mais, compte tenu des défis immenses qui attendent la France et l’Union européenne, trois ans est une éternité.

 

Olivier Costa

L’Union européenne et la France sont des systèmes politiques issus d’une accumulation de textes adoptés au fil du temps. Côté Union, les traités de Paris (1951) et Rome (1957) posent les bases, mais ils ont été amendés puis remplacés par six autres traités importants. Côté France, la Constitution de 1958 définit les choses, mais elle a été révisée pas moins de 25 fois. Dans les deux cas, des responsables politiques ont voulu, à diverses époques, faire évoluer le cadre institutionnel et son fonctionnement, pour en améliorer l’efficacité ou la légitimité, ou servir leurs propres intérêts. Mais ces changements n’ont pas toujours été heureux et peuvent aboutir à créer des situations inextricables. Que ce soit à Bruxelles ou à Paris, on en a aujourd’hui la cruelle démonstration.

 

 

Le poids croissant des élections européennes

 

En conséquence des multiples réformes des traités intervenues depuis le début des années 1990, les élections européennes sont désormais la première étape d’un processus long et complexe qui consiste à choisir les responsables des principales institutions de l’Union européenne et à définir le programme qu’ils mettront en œuvre. Ce processus est d’autant plus embrouillé que les différentes institutions en ont des approches divergentes, tout particulièrement pour ce qui concerne l’élection du Président de la Commission. Le Parlement européen (PE) estime en effet qu’il lui revient de choisir cette personne, alors que le Conseil européen considère que c’est son privilège. L’article 17.7 du traité sur l’Union européenne n’est en effet pas clair : « En tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. (…) »


Le traité de Lisbonne

 


Deux interprétations divergentes du traité

 

Du côté du PE, on pense que la nécessité de tenir compte des élections et de procéder aux « consultations appropriées » pour choisir le candidat, couplée à son élection par les députés, implique qu’il revient à l’assemblée de proposer un nom. Du côté du Conseil européen on affirme au contraire que cette décision appartient aux représentants des Etats, qu’elle doit s’inscrire dans une négociation globale sur les « top jobs », et qu’ils n’ont pas à considérer les positions et propositions du PE ; le rôle de celui-ci doit se borner à valider un choix.

 

Cette année, la négociation a laissé peu de place au PE. Les 27 se sont mis d’accord sur une reconduction d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission. La présidence du Conseil européen doit revenir à Antonio Costa, l’ex-premier ministre socialiste du Portugal, et le poste de Haute représentante pour la politique étrangère à Kaja Kallas, la première ministre libérale de l'Estonie. La logique de l’article 17.7 a été respectée, puisqu’Ursula von der Leyen était la candidate officielle du PPE à la présidence de la Commission, et que ce parti a emporté le plus de sièges le 9 juin dernier.

 


Le Conseil européen (2024)


La négociation a été heurtée, et Giorgia Meloni et Viktor Orban se sont opposés aux choix de leurs homologues. Les traités prévoient toutefois que ces nominations se font à la majorité qualifiée (55% des Etats, représentants 65% de la population), ce qui ne donne pas un droit de veto aux représentants italien et hongrois. Concrètement, l’accord a été préparé et soutenu par les trois groupes politiques qui « cogèrent » habituellement le PE – ceux du Parti populaire européen (PPE), du Parti socialiste européen (S&D) et des libéraux (Renew). Ils disposent d’une majorité au PE et d’une majorité qualifiée au sein du Conseil européen, ce qui leur donne les coudées franches pour négocier un accord sans se soucier outre mesure de l’avis des représentants des autres formations politiques.

 

Une élection très incertaine


Il reste l’inconnue de l’élection de Mme von der Leyen par le PE, prévue le 18 juillet prochain. Elle devra en effet réunir la majorité des membres de l’assemblée, soit 361 voix sur 720. Or, l’alliance des trois groupes (PPE, S&D et Renew) n’y suffira sans doute pas. Ils totalisent certes 399 sièges, mais il y a toujours quelques absents et quelques défections. Car, si le vote est électronique et non à main levée, de sorte à avoir des résultats précis, il est secret. Les groupes politiques ne peuvent donc pas contrôler le respect des consignes de vote par leurs membres. Rappelons qu’en 2019 Ursula von der Leyen n’avait obtenu que 9 voix de majorité, alors que les trois groupes qui la soutenaient avaient un plus grand nombre d’élus qu'aujourd'hui.

 

La solution à ce problème d’arithmétique se trouve de part et d’autre de la coalition : au sein du groupe des conservateurs eurosceptiques (ECR), qui siège à droite du PPE, et du groupe des Verts. Ainsi, Ursula von der Leyen ménage depuis quelques mois Mme Meloni, qui est de fait la cheffe de l'ECR. On note d’ailleurs que si la présidente du gouvernement italien a voté contre le choix d’Antonio Costa et de Kaja Kallas, elle s’est abstenue sur celui de la présidente sortante de la Commission, laissant la porte ouverte à des discussions. Mme Meloni a fait savoir qu’elle exigeait, en échange du soutien des députés européens de son parti, un portefeuille important ou une vice-présidence exécutive pour le commissaire italien.


Ursula von der Leyen et Giorgia Meloni

 


La quadrature du cercle

 

Pour Mme von der Leyen, c’est la quadrature du cercle. Toute voix gagnée plus à droite que le PPE est susceptible de lui faire perdre des soutiens chez les socialistes et les libéraux, qui ont fait clairement savoir qu’ils excluaient de s’associer aux députés conservateurs ou d’extrême-droite, ou au sein même du PPE, où tout le monde n'apprécie pas le rapprochement avec la droite radicale. Une autre solution serait de solliciter le soutien de députés membres du groupe des Verts, mais si Mme von der Leyen leur fait des promesses, elle pourrait perdre des voix dans son propre groupe, parmi ceux qui ont peu goûté le « Pacte vert ».

 

L’affaire est plus complexe encore, car il ne s’agit pas seulement de rallier des députés, mais également des leaders nationaux, susceptibles de convaincre leurs troupes de voter pour la candidate. Cela implique des négociations autour de la distribution des rôles au sein de la Commission qui ne se limitent pas à Mme Meloni. Les leaders des autres « grands » pays (France, Espagne, Pologne), qui comptent les plus grandes délégations au PE, sont dans le même état d’esprit. En outre, ils entendent bien mettre Mme von der Leyen au pas, considérant qu’elle a trop fait abstraction du principe de collégialité de la Commission lors de son premier mandat, et qu’elle a une approche trop personnelle de sa fonction.

 

En 2019, Ursula von der Leyen souffrait d’être une inconnue, et d’apparaître comme la candidate d’Emmanuel Macron – même si elle n’appartenait pas à sa famille politique. En 2024, elle porte le poids des reproches faits par les uns et les autres pendant son premier mandat, et elle doit tenir compte des relations de plus en plus tendues entre les principaux groupes politiques au sein du PE. Manfred Weber, le président du groupe PPE, a notamment adopté une ligne très hostile vis-à-vis des socialistes, et n’a pas manqué de reprocher à U. von der Leyen d’être trop complaisante avec eux. A gauche et chez les Verts, on déplore les reculades de la Commission sur les questions environnementales et les menées du PPE pour détricoter les normes environnementales. Enfin, Mme von der Leyen apparaît désormais comme une incarnation de ce que certains, à gauche comme à droite, détestent à Bruxelles, ce qui rend difficile notamment le ralliement des députés du groupe ECR.

 

Vers un report de l’élection ?

 

Le traité ne prévoit pas de solution à ce casse-tête. L’article 17.7 dispose, dans sa dernière partie, que « si ce candidat ne recueille pas la majorité, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose, dans un délai d'un mois, un nouveau candidat, qui est élu par le Parlement européen selon la même procédure ». Donc, si Mme von der Leyen n’obtient pas la majorité des membres du PE, le Conseil européen devra proposer rapidement un autre nom, et il reviendra à cette personne de trouver à son tour la majorité nécessaire à son élection.

 

A Bruxelles, chacun fait ses comptes. S’ils ne sont pas bons, il est probable que le vote du PE sera repoussé à la session de septembre – comme cela avait déjà été le cas pour José Manuel Barroso en 2009 – de sorte à laisser plus de temps à Mme von der Leyen pour trouver des soutiens, et aux groupes politiques impliqués dans les négociations pour discipliner leurs troupes.

 

Les risques de la méthode Coué

 

La situation actuelle de l’Union est une bonne illustration des risques que l’on prend à triturer les institutions sans discernement, et en ne pensant qu’aux scénarios les plus favorables. La Convention sur l’avenir de l’Union (2002-2003) avait en effet proposé une nouvelle procédure « d’élection » du président de la Commission, et prévu qu’elle exige la majorité des membres du PE, et non des votants, de manière à accroître l’autorité et la légitimité de ce responsable-clé. Cette exigence est rare dans les systèmes politiques nationaux, où la règle de base est la majorité des suffrages exprimés – ce qui implique que les absents et les abstentionnistes ne s’opposent pas à l’élection, comme c’est le cas en l’occurrence.

 

Ces dispositions, introduites dans le traité de Lisbonne, s’appliquent depuis 2014. Elles étaient fondées sur l’idée, très imprudente, qu’il serait toujours possible de trouver une large majorité au PE et qu’il ne serait pas nécessaire, comme c’est prévu pour l’élection d’autres responsables politiques, de revoir à la baisse l’exigence de majorité ou de réduire le nombre de candidats au bout d’un certain nombre de tours de scrutin infructueux. C’est, par exemple, le cas pour l’élection du président du PE. L’article 16 du règlement intérieur prévoit que « si, après trois tours de scrutin, aucun candidat ne recueille la majorité absolue des suffrages exprimés, les deux députés qui ont obtenu le plus grand nombre de voix au troisième tour sont seuls candidats au quatrième tour (…) ». En somme, les règles institutionnelles permettent de trouver une majorité quand il n'y en a pas.

 

La France ingouvernable ?

 

On peut faire le parallèle avec certaines réformes constitutionnelles opérées en France depuis 2000, avec un manque de prudence qui interloque tout autant. En 2000, on a ainsi décidé de substituer le quinquennat au septennat, puis inversé le calendrier électoral l’année suivante, de sorte que les élections législatives soient une confirmation des élections présidentielles. L’objectif était que le président ait toujours les moyens de gouverner. Ensuite, pour revaloriser le rôle du parlement, on a limité en 2008 les possibilités de recours par le gouvernement à l’article 49-3 (question de confiance). Les concepteurs de ces différentes réformes sont partis de l’idée, parfaitement gratuite, que les résultats de l’élection présidentielle seraient toujours confirmés lors des élections législatives. Cet enchaînement de réformes était supposé rendre impossible une cohabitation et de favoriser l’existence d’une majorité claire à l’Assemblée nationale. Il était aussi censé rendre improbable une dissolution en cours de mandat présidentiel ; il n’y avait donc plus lieu de permettre au gouvernement d’user librement de la question de confiance.

 


Réforme de la Constitution en 2008


Mais, à y réfléchir deux minutes, rien n’indiquait qu’un président obtiendrait nécessairement une majorité à l’Assemblée nationale, compte tenu des différences entre les deux modes de scrutin. En effet, l’élection présidentielle force les électeurs à trouver une majorité, en limitant l’accès au second tour aux deux candidats les mieux placés. Mais rien ne garantit l’émergence d’une majorité à l’Assemblée nationale – comme c’est le cas aux élections municipales et régionales, où une « prime majoritaire » assure la domination numérique de la liste arrivée en tête. Il n’était pas non plus exclu que le président décide de dissoudre l’Assemblée en cours de mandat, pour telle ou telle raison, et se retrouve alors sans majorité et sans possibilité de convoquer de nouvelles élections avant un an. On a vu, depuis, que ces réformes sont dysfonctionnelles. Emmanuel Macron n’a pas obtenu de majorité claire en 2022, et a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale en cours de mandat, même si l’hypothèse semblait exclue aux tenants de l’harmonisation des mandats du Président et de l’Assemblée nationale.


L'Assemblée nationale

 


L’échec des apprentis sorciers

 

Dans un cas comme dans l’autre, les processus en cours pourraient donner tort aux apprentis sorciers de la réforme institutionnelle. En effet, l’Union risque d’être en peine de désigner le président de la Commission le 18 juillet, alors que ce serait une simple formalité si la majorité des suffrages exprimés avait été retenue. De même, la France pourrait se retrouver le 7 juillet soit en situation de cohabitation – ce qui était théoriquement exclu –, soit avec un gouvernement minoritaire réduit à la gestion des affaires courantes – faute de pouvoir utiliser l’article 49.3 autant que de besoin. Dans les deux cas, la difficulté est imputable au manque de clairvoyance des personnes qui ont réformé les institutions sans considérer tous les scénarios. Dans les deux cas, il n’y a pas de solution simple aux difficultés qui pourraient advenir, car on ne peut changer les règles en période de crise.


L'apprenti sorcier (Disney, 1940)

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