Les citoyens européens s’apprêtent à voter pour les dixièmes élections européennes. Elles mêlent des problématiques nationales et européennes, et chacun a hâte de connaître les résultats, pays par pays, et agrégés à l’échelle du Parlement européen (PE). Mais, au-delà du test que les européennes constituent toujours pour les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres, et des rééquilibrages entre les différents groupes politiques au sein du PE, deux enjeux fondamentaux se dessinent : la nature des majorités qui domineront le PE dans les cinq prochaines années et l’identité du futur président de la Commission européenne.
Siège du Parlement européen à Strasbourg
L’enjeu des majorités au Parlement européen
A la différence de nombre de parlements nationaux, le PE n’est pas dominé par une coalition stable. Il y a eu une coalition formelle, unissant socialistes, libéraux et démocrates-chrétiens, de juillet 2014 à décembre 2016, mais cette séquence a fait exception dans l’histoire de l’assemblée. Depuis les années 1980, il existe un accord « technique » entre les deux principaux groupes – les socialistes du groupe S&D et les démocrates-chrétiens du groupe PPE – pour se partager à l’amiable un certain nombre de ressources de l’assemblée, notamment la présidence, les vice-présidences et les présidences des commissions parlementaires et des délégations interparlementaires. Mais il n’est pas fondé sur un accord politique et ne constitue pas un programme de gouvernement. Ces deux groupes ont certes l’habitude de négocier en amont des votes, de façon à réunir les majorités nécessaires, et se prononcent le plus souvent dans le même sens, mais cela n'a rien d’automatique. De nombreux textes et amendements sont adoptés grâce à des majorités alternatives. De fait, tous les groupes (à l’exception du groupe d’extrême-droite Identité et Démocratie, qui est tenu à l’écart) participent plus ou moins fréquemment aux négociations. Il existe différentes routines de vote, qui varient notamment selon les sujets.
Le grand enjeu des élections est donc de savoir si l’alliance objective entre les trois grands groupes du centre, qui joue aujourd’hui un rôle central dans le fonctionnement du PE, sera remis en cause. Le PE comptera 720 sièges le 9 juin au soir, et il faudra réunir 361 voix pour « élire » le futur président de la Commission et adopter certaines décisions-clés – notamment les amendements législatifs en seconde lecture et les amendements budgétaires. A mesure que les sondages s’affinent, chacun dans la sphère européenne additionne les sièges pour déterminer les configurations possibles.
Les derniers sondages donnent le groupe démocrate-chrétien (PPE) en tête, avec entre 180 et 183 députés (contre 176 actuellement, sur un total de 705). Il serait suivi par le groupe socialiste (S&D), avec entre 131 et 138 (contre 139), et le groupe centriste et libéral (Renew), entre 83 et 86 (contre 102). Le groupe conservateur et nationaliste (ECR) obtiendrait entre 74 et 78 députés (contre 69). Le groupe d’extrême-droite (ID) progresserait, avec entre 66 et 72 députés (contre 49). Les Verts déclineraient, avec entre 54 et 58 sièges (contre 72), et le groupe de la Gauche (GUE/NGL), qui siège à l’extrême-gauche, fermerait la marche avec entre 41 et 46 députés (contre 37). Pour l’heure, entre 73 et 78 députés seraient non-inscrits (61 actuellement), mais une partie d’entre eux pourraient rejoindre un groupe, compte tenu des fortes sollicitations dont ils feront sans doute l’objet.
Composition du PE sortant (mai 2024)
Dans la sphère européenne et autour de la table du Conseil européen, la reconduction de l’alliance entre les groupes S&D, Renew et PPE a la préférence de la plupart des leaders. Mais, compte tenu de la progression de la droite conservatrice et extrême, et des rapprochements qui s’opèrent avec le PPE dans nombre d’Etats membres, une alternative est envisageable.
Comme en 2019 déjà, certains rêvent en effet d’une alliance stable entre toutes les composantes de l’aile droite du PE (PPE, ECR, ID) et de la création d’un groupe unique à la droite du PPE. C’est le cas, notamment, du premier ministre hongrois Viktor Orban, dont le parti pourrait ainsi quitter le purgatoire des non-inscrits. Giorgia Meloni, la présidente du conseil italienne, et Manfred Weber, le président allemand du groupe PPE, rêvent eux aussi d’une alliance des droites qui renverrait les socialistes dans l’opposition. Mme Meloni voudrait renouveler à l’échelle européenne l’expérience italienne, où le parti de la droite de gouvernement Forza Italia, membre du PPE, a fait alliance avec la droite extrême de la Lega, qui siège au groupe ID. Mais il reste une difficulté : si un accord entre les groupes PPE et ECR serait acceptable pour la plupart de ses membres, il leur manquerait encore au moins 100 sièges pour atteindre les 361. Le groupe ID pourrait en apporter une partie, et l’examen des votes des groupes ECR et ID montre une réelle convergence sur nombre de sujets. Mais il existe au PE une tradition de « cordon sanitaire » entre la droite de gouvernement et l’extrême-droite (ID), qui rend cette option délicate. Une alliance PPE-ECR-ID aurait sans doute pour prix le départ d’une partie des membres du PPE, et l’impossibilité de travailler avec le groupe Renew. En outre, les élus de la droite nationaliste et extrême n’ont jamais brillé par leur capacité à s’entendre ; l’existence de deux groupes (ECR et ID) reflète en effet la situation de concurrence objective dans laquelle leurs composantes se trouvent – tels Reconquête ! (ECR) et le Rassemblement national (ID) en France. Les différentes formations de la droite extrême ont aussi des positions contrastées sur le conflit ukrainien, une partie d’entre-elles ayant un tropisme pro-russe intolérable en Europe centrale et orientale.
Si la droite ne parvient pas à trouver les termes d’un accord, il est toutefois possible que le PE fonctionne à l’avenir avec deux majorités récurrentes : la traditionnelle, formée des groupes S&D, Renew et PPE, pour les questions institutionnelles, socio-économiques et internationales ; et une majorité PPE, ECR et ID, pour certaines questions de société, les enjeux environnementaux ou encore le budget.
L’enjeu de la présidence de la Commission
Les élections ne conditionnent pas seulement les futures dynamiques au sein du PE : elles commandent aussi la désignation du futur président ou de la future présidente de la Commission européenne. En effet, les traités prévoient qu’à l’issue du scrutin, et en tenant compte de ses résultats, le Conseil européen propose un candidat à la présidence de la Commission. Cette personne doit présenter son programme au PE et être ensuite « élue » par celui-ci, à la majorité de ses membres, soit 361 voix. Mais ce n'est pas une mince affaire, pour deux raisons au moins.
D’abord, le Conseil européen et le PE ont une divergence de fond sur l’interprétation des traités. Les chefs d’Etat et de gouvernement considèrent qu’il leur revient de choisir librement le candidat à la présidence de la Commission, en prenant en considération toutes sortes de paramètres (résultat des élections, mais aussi profil, expérience, nationalité, genre, âge…) et en veillant à l’équilibre global des nominations (présidences de la Commission et du Conseil européen, haut représentant de l’Union pour les affaires extérieures, voire président du PE et de la Banque central européenne). Les grands groupes du PE sont, quant à eux, partisans du système des « candidats de tête », où chaque parti européen désigne son candidat à la présidence de la Commission, et où ces personnes orchestrent la campagne. Selon le PE, le candidat du parti vainqueur a vocation à être désigné par le Conseil européen – à la manière dont les choses se passent dans un régime parlementaire. La procédure avait été conduite ainsi en 2014, et J.C. Juncker, le candidat de tête du PPE, avait été choisi, puis confortablement élu. En revanche, elle a échoué en 2019, le candidat du PPE (Manfred Weber) n’ayant pas bénéficié des soutiens nécessaires au PE et n’ayant pas le profil requis – notamment pas d’expérience ministérielle. Cette année, la campagne a, à nouveau, été conduite selon ces modalités, les cinq principaux partis européens ayant désigné leurs candidats de tête (deux pour les Verts et trois pour Renew). Si le Conseil européen nommait un candidat en faisant abstraction de l’avis du PE, les voix pourraient lui manquer, ouvrant une grave crise institutionnelle.
Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen
Cette année, la procédure est compliquée par le fait que la Présidente actuelle de la Commission, l’Allemande Ursula von der Leyen, sollicite un second mandat. Elle a été désignée « candidate de tête » par le PPE – même si elle n’est pas tête de liste dans son pays, comme le sont ses homologues Nicolas Schmit (S&D, au Luxembourg) ou Walter Baier (GUE/NGL, en Autriche). Pour envisager d’être nommé à nouveau, Mme von der Leyen doit apporter la preuve au Conseil européen qu’elle dispose des 361 voix nécessaires à son « élection » par le PE. Or, ce n’est pas chose aisée. En 2019 déjà, elle n’avait obtenu que 9 voix de plus que la majorité requise : beaucoup lui avaient manqué au sein des trois groupes (S&D, Renew et PPE) qui étaient supposés la soutenir, et elle n’avait du son élection qu’aux votes de députés polonais du parti nationaliste Droit et Justice et italiens du Mouvement 5 Etoiles.
La situation semble plus complexe encore cette année, car le bilan de la présidente sortante est critiqué de toutes parts. Au sein du PE, les groupes socialiste et libéral, qui soutenaient globalement son action, dénoncent ses reculs sur les questions environnementales et sociales, et ses positions sur le Moyen-Orient. Mme von der Leyen est critiquée y compris dans son parti, le PPE, et ses relations avec le président du groupe, Manfred Weber, qui était le candidat de tête du PPE en 2019, sont très tendues. Celui-ci ne manque pas de critiquer son « Pacte Vert » et sa bienveillance à l’égard des socialistes – dont elle convoite les votes mais qu’il entend renvoyer dans l’opposition. Par ailleurs, plusieurs commissaires ont publiquement remis en cause la gestion de Mme von der Leyen et critiqué ses entorses au principe de collégialité. Certains chefs d’Etat ou de gouvernement se sont également émus de sa prétention à agir d’une manière trop « politique » ou « géopolitique » – pour reprendre son terme-fétiche. Plusieurs de ses initiatives ont déplu, notamment sa réaction à l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023 et son approbation, au nom de l’Union et sans disposer de mandat pour cela, de l’opération militaire lancée par Israël à Gaza. On lui reproche aussi sa complaisance vis-à-vis de la politique protectionniste des Etats-Unis, ses initiatives en direction de la Chine, sa volonté de poursuivre la négociation d’accords de libre-échange, et son manque de pugnacité face aux entorses à l’Etat de droit en Hongrie et en Pologne. Au Conseil européen, on souligne aussi son incapacité à s’entendre avec le président de l’institution, le libéral Charles Michel, et avec le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, le socialiste Josep Borrell. Certains critiquent enfin la politisation excessive de la fonction déclenchée par l’entrée en campagne de la présidente. Si le Conseil européen la reconduit, ce sera sans doute à la condition qu’elle respecte mieux les prérogatives de chaque institution, et qu’elle restaure la neutralité de la Commission.
Pour réunir les 361 voix nécessaires à sa réélection, Mme von der Leyen essaie de négocier le soutien de Giorgia Meloni, leader de fait du groupe ECR. Ses membres n’avaient pas voté son investiture en 2019 mais, comme on l’a vu, un rapprochement entre les groupes PPE et ECR a la faveur de la présidente du conseil italienne. Toutefois, ses amitiés politiques à l’extrême-droite embarrassent Mme von der Leyen, de sorte qu’elle a dû préciser sa pensée : elle est favorable à un accord avec certains partis situés à la droite du PPE, mais uniquement ceux qui sont pro-européens, soutiennent l’Ukraine et sont respectueux de l’Etat de droit, ce qui en réduit le nombre. En outre, il est probable que cet appel du pied aux nationalistes ne coûte à Mme von der Leyen plus de voix dans les rangs des socialistes, des libéraux et des verts qu’elles ne lui en rapporteront. Inquiets des démarches de la présidente de la Commission, les groupes S&D, Renew et des Verts ont en effet signé un manifeste excluant tout type de collaboration avec le groupe ECR – sans même parler du groupe ID.
Mario Draghi
Le Conseil européen, qui se réunira les 27 et 28 juin, ne prendra sans doute pas le risque de nommer Mme von der Leyen si elle ne justifie pas de sa capacité à trouver une majorité au sein du PE. D’autres noms circulent, dont celui de l’Italien Mario Draghi, qui aurait les faveurs d’Emmanuel Macron et de Donald Tusk. Il a la stature d’un sage et d’un homme de compromis, et pourrait rassembler largement, comme il l’avait fait en Italie lorsqu’il était président du conseil. Sans étiquette, il obtiendrait le poste au nom de Renew ; dans ce cas, le ministre des affaires étrangères polonais, le conservateur Radosław Sikorski, pourrait occuper le poste de haut représentant, et l'ancien premier ministre portugais, le socialiste Antonio Costa, celui de président du Conseil européen. Mais tout cela dépend, une fois encore, du résultat des élections européennes.
Olivier Costa
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