Depuis le 7 juillet, la confusion règne en France pour savoir qui a gagné les élections législatives et qui est fondé à gouverner. Les uns, à gauche, considèrent que, comme le Nouveau front populaire (NFP) est arrivé en tête des élections législatives, il est majoritaire et doit gouverner. D’autres, plus au centre et à droite, font valoir que le NFP est très loin d’avoir la majorité absolue (289 députés) et qu’il enregistre le score le plus bas (182) pour un parti « majoritaire » sous la V° République ; il se trouve donc près de 400 députés qui ne souscrivent pas à son programme, dans une Assemblée majoritairement composée d’élus de droite et d’extrême-droite.
Les premiers rétorquent que ce qui compte c’est le succès électoral et la dynamique : le NFP est arrivé premier, la majorité présidentielle a perdu près de 100 sièges, et le raz-de-marée RN n’a pas eu lieu. Il leur revient donc de gouverner. Leurs adversaires répondent que le scrutin du 7 juillet marque moins une victoire du NFP qu’un rejet du RN et un échec personnel du Président. Ils notent que les composantes du NFP ne sont pas d’accord sur des points essentiels (les questions européennes, la guerre en Ukraine, Gaza, la politique budgétaire, le nucléaire ou encore la laïcité) et qu'ils sont incapables de proposer un candidat au poste de Premier ministre, après une semaine de négociations intenses. Ils estiment aussi qu’il est facile de trouver au moins 182 députés parmi les élus du centre et de la droite républicaine qui sont davantage en accord sur un programme que ne le sont les députés du NFP sur le leur.
Comment s’y retrouver ?
Militants du NFP au soir du 2° tour des législatives. T. Padilla/AP/SIPA
1. La règle de la majorité est une convention
Toute société humaine doit trouver les moyens de se gouverner. Que la démocratie soit directe (les gens participent eux-mêmes aux décisions) ou représentative (ils élisent des représentants pour le faire) il faut, à un moment donné, trancher. Idéalement, la délibération devrait permettre de parvenir à un consensus, mais quand les positions sont antagoniques et les intérêts divergents, c’est illusoire. Il faut donc trouver un équilibre entre deux impératifs : respecter l’avis de chacun et agir néanmoins. Face à des enjeux pressants (crise économique, guerre, catastrophe naturelle, épidémie, déficits, changement climatique…) il faut prendre des décisions. Par convention, les systèmes démocratiques s’en remettent pour cela à la règle de la majorité : on considère que ce que veut la majorité est une approximation de la volonté générale.
Différentes approches de ce qu’est la majorité
Toutefois, les droits de la minorité doivent aussi être pris en compte. On ne peut pas interdire la circulation des vélos au motif qu’ils enquiquinent les automobilistes, même si les seconds sont plus nombreux que les premiers. La règle est décidée par la majorité, mais il faut trouver les moyens de préserver les intérêts de la minorité, et interdire à la majorité de remettre en cause les droits fondamentaux, de discriminer une partie de la population ou de prendre des mesures qui ne sont pas motivées par l’intérêt général.
Les démocraties modernes sont ainsi fondées sur le principe de l’Etat de droit, qui garantit les droits et libertés de chaque citoyen à travers des limites apportées à l’action des gouvernants et un système juridictionnel indépendant. La majorité n’a pas la capacité de priver une minorité de ses droits sans raison valable, et ne peut pas remettre en cause des valeurs et objectifs fondamentaux de la société. Pour cela, il existe des règles spécifiques pour amender la constitution : elle peut être modifiée, mais seulement quand il existe un large consensus. En France, par exemple, le texte de révision doit d’abord être approuvé par l’Assemblée et par le Sénat, puis validé par référendum ou par le Congrès (réunion des députés et des sénateurs) à la majorité des trois cinquièmes.
Les majorités « surabondantes »
Dans certains Etats, dont la société est fragmentée et où certains groupes se sentent structurellement minoritaires, on exige des majorités « surabondantes » pour l’adoption des décisions courantes. Elles ne peuvent être prises que si plusieurs institutions, diversement représentatives (des citoyens, des Etats, des territoires, des communautés linguistiques…) sont d’accord. Parfois des majorités qualifiées (majorité des deux tiers ou des quatre cinquièmes, majorité des votants…) sont exigées, et il existe des systèmes de vetos, qui permettent aux minorités de défendre leurs droits. C’est le cas dans l’Union européenne : les lois doivent être approuvées à la fois par le Parlement européen (qui représente les citoyens) et par le Conseil (qui représente les 27 Etats), et ce dernier doit réunir de larges majorités (55% des Etats et 65% de la population). Les décisions les plus importantes (politique extérieure, fiscalité, élargissement, réforme des traités…) exigent même l’unanimité des représentants des Etats membres : chacun dispose d’un droit de veto pour s’opposer à une décision qui lui semble contraire à ses intérêts.
Chaque entité politique est donc gouvernée par des règles différentes, adaptées à son histoire, à sa sociologie et à ses objectifs. Elles définissent un équilibre entre l’efficacité de l’action publique et le respect des droits des minorités. La France est historiquement attachée au principe de la majorité absolue, car c’est un Etat unitaire, fondé sur l’idée d’une Nation indivisible. La plupart des citoyens français acceptent que la majorité gouverne et que la minorité « subisse » un temps sa politique. Car la France, comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, est un système politique basé sur une logique d’alternance entre deux grandes forces politiques ; leur succession au pouvoir assure la satisfaction du plus grand nombre sur le long terme. D’autres pays récusent le principe du gouvernement de la majorité : on y privilégie de larges consensus, qui s’expriment dans de vastes coalitions, et il n’y a pas d’alternance brutale entre la gauche et la droite. C’est notamment le cas des pays où coexistent plusieurs groupes de population relativement distincts (en raison de clivages religieux, linguistiques, ethniques, culturels…), qui sont soucieux de leurs intérêts et droits respectifs. La Belgique, la Suisse, l’Autriche ou les Pays-Bas sont ainsi gouvernés par de larges coalitions, et prêtent une attention particulière au respect des droits des minorités.
La Chambre des Représentants belge reflète la fragmentation territoriale, linguistique et politique du pays. Aucun parti n'a plus de 16% des représentants. Source : Wikipedia
En France aussi il y a différentes approches de la majorité
Même en France, la règle de la majorité ne s’applique pas toujours de la même manière, notamment selon les élections. Les présidentielles, par exemple, « forcent » l’existence d’une majorité, puisque seuls deux candidats sont qualifiés pour le second tour : l’un d’eux aura toujours une majorité absolue, même si certains électeurs ont voté pour lui faute de mieux. De même, en cas de référendum, comme il n’y a que deux modalités de réponse, une majorité sera dégagée de manière artificielle. En 2005, sur le Traité constitutionnel européen, par exemple, les citoyens avaient toutes sortes de positions et de réserves, mais ils ont dû se prononcer par « oui » ou « non » sur un texte de 200 pages d’une grande complexité.
On « force » aussi la majorité pour les élections municipales et régionales, via un système de scrutin proportionnel avec « prime majoritaire ». Dans les communes de plus de 1 000 habitants, si aucune liste n’obtient la majorité absolue au premier tour, on organise un second tour auquel peuvent participer toutes les listes ayant obtenu au moins 10% des suffrages. Il y a donc souvent plus de 2 listes au second tour, parfois 4 ou 5. Celle qui arrive en tête obtient automatiquement la moitié des sièges à pourvoir ; l’autre moitié est répartie entre toutes les listes. Concrètement, même si une liste n’obtient que 25% des suffrages au second tour, en raison d'un éparpillement des voix entre un grand nombre de listes, elle aura 50% des sièges, plus 25% du reste, soit 62.5% des sièges. Si cette liste obtient 70% des voix, elle aura 85% des sièges… Ce choix a été fait pour des raisons d’efficacité : le législateur a estimé qu’il était important qu’une liste dispose dans tous les cas de figure de la majorité absolue des sièges, pour faciliter l’élection d’un maire et lui donner les moyens de gouverner.
Le Conseil municipal de Bordeaux en juillet 2020 (source: mairie de Bordeaux). En 2020, la liste du maire écologiste Pierre Hurmic a obtenu 46,5% des voix au second tour, contre 44,1% à son opposant de la droite et du centre Nicolas Florian, et 9,4% au candidat d’extrême gauche Philippe Poutou. Néanmoins, la majorité dispose de 47 sièges (72,3% du total), contre 15 à la droite et au centre (23,1%) et 3 à l’extrême-gauche (4,6%).
D’autres choix ont été fait à d’autres niveaux de gouvernement. Pour les élections européennes, par exemple, tous les Etats membres pratiquent la représentation proportionnelle sans prime majoritaire. En France, toutes les listes qui obtiennent plus de 5% des voix participent au partage des sièges, en fonction des résultats de chacune. Cela implique que, jamais depuis la première élection directe en 1979, un groupe politique n’a eu la majorité absolue au Parlement européen. Les différents groupes sont donc obligés de négocier des accords de législature ou des accords ponctuels, texte par texte. On a estimé cela préférable, car l’Union européenne est un système politique faiblement intégré, et qu’un mode de scrutin majoritaire créerait trop de tensions entre la majorité et la minorité. On veut donc favoriser l’émergence de consensus plus larges.
La situation à l’Assemblée nationale
A l’Assemblée nationale, la situation est encore différente. On a un mode de scrutin majoritaire à deux tours dans des circonscriptions uninominales. En somme, il y a 577 élections parallèles, qui mettent aux prises des candidats uniques. Pendant longtemps, cela a permis de dégager des majorités claires, car la vie politique française était organisée en deux blocs : la gauche (communistes, socialistes et écologistes) contre la droite (centristes, démocrates-chrétiens et conservateurs). Mais la situation a évolué, avec désormais trois forces politiques dominantes : la gauche (NFP), le centre (Renaissance et ses alliés) et la droite radicale (RN et Reconquête !). Elles l’emportent selon les caractéristiques de chaque circonscription, de sorte que l’Assemblée nationale ne comporte plus de majorité claire : c’était déjà le cas en 2022, puisque la majorité présidentielle n’avait que 254 sièges sur 577 ; la fragmentation est encore plus grande depuis le 7 juillet, le groupe le plus étoffé (le NFP) ne comptant que 182 députés, soit moins d’un tiers de la représentation nationale.
La composition de l’Assemblée nationale (provisoire) (source: Le Monde)
Quelles conclusions tirer de tout cela ?
1. Le NFP est fondé à demander la nomination d’un Premier ministre issu de ses rangs. Dans les démocraties parlementaires, la priorité est toujours donnée au parti ou à la coalition arrivée en tête des élections, même si elle ne dispose pas d’une majorité absolue. Toutefois le Président ne pourra nommer cette personne que si les différentes composantes du NFP parviennent à lui proposer un nom, ce qui n’est pas le cas pour l’instant.
Raphaël Glucksmann, Clémentine Autain, Marine Tondelier, Olivier Faure, Jean-Luc Mélenchon. Quelques prétendants possibles au poste de Premier ministre au nom du NFP. Le Parisien/DA/AFP
2. Un éventuel Premier ministre du NFP devra composer avec les autres groupes de l’Assemblée. Le fonctionnement du Parlement français est en effet fondé sur une logique de majorité absolue : à l’Assemblée nationale comme au Sénat il faut au moins la moitié des suffrages exprimés pour faire adopter un texte. Certains au NFP exigent d’appliquer leur programme, rien que leur programme et tout leur programme, mais cela n’est pas réaliste. Si le NFP décide de gouverner sans négocier avec personne, il sera dans l’incapacité de faire adopter la moindre loi. Il y a certes l’article 49.3 de la Constitution, mais son usage conduirait probablement à une censure du gouvernement, puisqu’il y aurait près de 400 députés d’opposition. Jean-Luc Mélenchon voudrait gouverner par décret, mais ce n’est possible que pour certaines décisions ; par exemple, il serait envisageable de modifier quelques aspects de la loi sur la réforme des retraites par décret, mais pas d’abroger tout le texte. Du moins si l'on respecte la constitution.
3. Il est certes possible de gouverner le pays sans majorité absolue – comme cela a déjà été le cas avec les gouvernements Rocard ou Attal. Mais il faut pour cela que le Premier ministre trouve une majorité de députés qui, sans le soutenir, refusent de voter la censure. Il doit aussi négocier, texte par texte, le soutien de certains élus hors de sa majorité ; Elisabeth Borne et Gabriel Attal ont ainsi réussi à faire passer environ 60% de leurs projets de loi. Il reste que, dans la configuration actuelle, aucune force politique ne pourrait gouverner sans l’appui d'une autre, car leurs effectifs sont beaucoup trop éloignés de la majorité absolue pour échapper à la censure et au blocage.
4. Si le NFP ne parvient pas à s’entendre sur le nom d'un candidat pour Matignon ou si cette personne ne parvient pas à démontrer qu’elle dispose d’un soutien suffisant à l’Assemblée nationale, la tâche de constituer un gouvernement reviendra à un autre parti ou à une autre coalition. C’est ainsi que fonctionnent les démocraties parlementaires : quand le parti arrivé en tête ne parvient pas à trouver des alliés, une autre coalition est appelée à émerger. En somme, la logique démocratique veut que le gouvernement soit exercé par les partis qui parviennent à réunir le plus grand nombre de députés ; qu’ils aient formé une coalition avant l’élection (comme on le fait habituellement en France, en raison du mode de scrutin) ou après (comme c’est généralement le cas dans les régimes parlementaires, où le scrutin proportionnel s’applique le plus souvent) importe peu.
5. La démocratie française est fondée sur le principe d’égalité entre les citoyens et entre les élus. Il est délicat d'affirmer qu’il faut faire abstraction des chiffres et que les députés du NFP ont plus vocation que les autres à gouverner, en raison d’une « dynamique politique », du degré de mobilisation des militants de gauche, de la « colère sociale », de l’échec des instituts de sondage ou du fait que les responsables du NFP sont intimement convaincus de la justesse de leurs idées. En démocratie, la conviction d’avoir gagné et d'avoir raison ne constitue pas une raison suffisante pour faire fi des résultats des élections et des règles de fonctionnement des institutions.
Dessin de Xavier Gorce (Le Point, 12 juillet 2024)
Olivier Costa
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