Valéry Giscard d’Estaing aimait à affirmer, encore pendant la campagne électorale de 2019, que le Parlement européen (PE) n’est qu’une assemblée consultative dépourvue d’influence et que les élections européennes sont sans intérêt. C’est faux. Au gré de la modification répétée des traités, le PE est devenu un « vrai » parlement, doté de pouvoirs substantiels en matière législative, budgétaire et de contrôle, et les élections européennes sont désormais l’événement-clé de la vie politique de l’Union. Il reste que l’influence du PE est difficile à cerner. En vue des élections du 9 juin prochain, les médias commentent les activités individuelles des députés sortants (taux de présence, nombre de rapports ou d’amendements rédigés, sens de leur vote sur quelques textes-clés…) et font la liste des « grands dossiers » sur lesquels l’assemblée a pu faire entendre sa voix depuis 2019. Ils évoquent ainsi les multiples textes du « Pacte vert », la régulation de l’internet, le controversé Pacte « migration et asile », ou encore la réforme de la politique commerciale du l’Union. Mais, ce faisant, ils opèrent plus un bilan de l’activité de l’Union que de celle du PE, et l’on peine à savoir si celui-ci a réussi ou non à imposer sa marque sur ces textes. Alors, concrètement, quelle est l'influence du PE ? A quoi servent les élections européennes ?
Session plénière du PE à Strasbourg
A l’origine, une analyse du nombre d’amendements retenus
Depuis les années 1950, les relations entre les institutions européennes ne sont pas déterminées par une logique partisane et l’existence d’une coalition majoritaire, mais par une tension entre les intérêts des citoyens (incarnés par l’assemblée), ceux des Etats (représentés au sein du Conseil (ministres) et du Conseil européen (chefs d’Etats ou de gouvernement)), et un intérêt général européen abstrait (défendu par la Commission). Les députés sont donc incités à amender largement les propositions de directive et de règlement qui leur sont soumises pour faire valoir le point de vue des citoyens qu’ils représentent.
La procédure « de consultation » des origines ne laissait cependant au PE qu’une influence marginale. La procédure « de coopération », introduite en 1987, a permis au PE de l’accroître sensiblement : dès la fin des années 1980, son influence sur la fabrication des normes, telle que mesurée par le ratio d’amendements parlementaires acceptés par le Conseil, était ainsi très supérieure à celle de la plupart des parlements nationaux. Selon les services du PE, durant la période 1987-1997, 54% des amendements parlementaires de première lecture avaient été acceptés par la Commission et 41% par le Conseil ; en seconde lecture, ces chiffres s’établissaient respectivement à 43 et 21%.
Siège du PE à Strasbourg
Une généralisation progressive des accords entre le Parlement européen et le Conseil
Le traité de Maastricht a introduit en novembre 1993 une nouvelle procédure, dite de « codécision ». Basée sur un système de navette des textes entre le PE et le Conseil, qui prévoit jusqu’à trois lectures, elle renforçait la capacité du PE à créer un rapport de force avec la Commission et le Conseil, et donc à imposer ses amendements. Ainsi, entre 1993 et 1999, 63% des amendements adoptés par les institutions reflétaient les positions du PE.
L’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam s’accompagna en mai 1999 d’une extension du champ d’application de la codécision et d’une modification de la procédure, destinée à mettre le PE et le Conseil sur un pied d’égalité. Cette évolution s’accompagna d’une multiplication des contacts informels entre les institutions. Des « trilogues », impliquant des représentants des trois institutions, permirent l’adoption d’un nombre croissant de textes dès la première lecture, sur la base d’accords négociés en coulisses. Ce faisant, le Conseil et la Commission ont enfin accédé à une revendication ancienne du PE : adopter les textes législatifs dans le cadre d’un dialogue politique plutôt que d’une partie de ping-pong, où les différentes institutions se renvoient des amendements sans réelle négociation.
Dans les faits, la Commission a pris l’habitude d’adapter ses propositions législatives afin d’intégrer certains amendements du PE et du Conseil, ce qui a permis l’adoption des textes avec un minimum d’amendements. Les analyses basées sur le taux d’amendements parlementaires retenus ont ainsi perdu de leur pertinence, puisqu’une partie de ceux-ci étaient directement intégrés à la proposition de la Commission. Les statistiques ont aussi été affectées par l’habitude, prise par le Conseil dès la fin des années 1990, d’accepter un maximum d’amendements de détail, notamment la quasi-totalité de ceux relatifs à des questions de langue et de formulation, afin de gonfler artificiellement les statistiques et de soigner l’égo des députés européens. La pratique des trilogues s’est généralisée dans les années 2010, de sorte que la très grande majorité des textes sont désormais adoptés en première lecture, au cours d’une procédure qui ne laisse pas réellement apparaître les divergences entre les institutions.
Comment mesurer une influence informelle ?
En l’état actuel des choses, il est donc difficile d’établir un diagnostic de l’influence du PE. Son choix de négocier systématiquement sur les textes en marge et en amont du processus décisionnel ne lui permet pas de revendiquer des succès clairs, comme c’était le cas lorsque ses amendements étaient intégrés au texte final ou lorsqu’il rejetait une proposition estimée mauvaise. Par ailleurs, alors que la pratique des « navettes » aboutissait parfois à des conflits, et au rejet de textes par le PE, les « trilogues » sont propices à l’obtention d’accords : quasiment 100% des propositions de la Commission sont désormais adoptées. Les citoyens, qui ont naguère été déboussolés par la recherche quasi systématique de compromis entre les deux grands groupes de centre gauche et de centre droit au PE, le sont aujourd’hui par l’unanimisme apparent des institutions de l’Union. La généralisation des accords précoces donne l’impression que le PE n’est qu’un rouage d’une vaste technostructure bruxelloise, et qu’il est incapable de faire entendre les intérêts des citoyens. Or, c’est inexact : à la différence de nombre de leurs homologues nationaux, les députés européens ne sont pas prisonniers d’une logique majoritaire, et ne votent pas systématiquement pour (ou contre) les propositions de la Commission. Ils ne les approuvent généralement qu’après avoir obtenu des modifications substantielles pendant les négociations avec la Commission et le Conseil. Mais pour mesurer l’influence du PE, on ne peut plus s’en remettre à un taux d’approbation de ses amendements : il faudrait analyser les dossiers au cas par cas, sur un mode qualitatif, pour déterminer comment les propositions de la Commission ont été adaptées aux attentes des députés.
Programme de travail de la Commission pour 2024
Des élections européennes aux multiples conséquences
S’il est délicat de quantifier l’influence du PE, c’est paradoxalement parce qu’il occupe désormais une place centrale dans le régime politique de l’Union. Il n’est plus un organe qui peut imposer quelques amendements depuis une position extérieure au cœur du système, mais une institution dont la désignation constitue le moment central de la vie politique de l’Union. En votant aux élections européennes, comme les citoyens s’apprêtent à le faire le 9 juin, ils ne se contentent pas de définir les équilibres partisans de la nouvelle assemblée : ils conditionnent la marche de l’Union à quatre titres.
Discours d'Ursula von der Leyen devant le PE (juillet 2019)
En premier lieu, le Conseil européen est tenu de prendre en compte le résultat des élections européennes pour choisir son candidat (ou sa candidate) à la présidence de la Commission, qui doit être ensuite « élu » par le PE. Le traité prévoit que cette élection se fait « à la majorité des membres » : une fois désigné, le candidat devra recueillir 361 voix favorables sur 720 députés. Ce n’est pas une mince affaire, puisque tous les abstentionnistes et les absents seront considérés comme hostiles à son élection. Le résultat des européennes commande donc indirectement l’identité du président de la Commission. Or celui-ci exerce désormais un vrai leadership sur l’institution : choix des autres commissaires (en lien avec les représentants des Etats) ; distribution des portefeuilles et des vice-présidences ; définition de la ligne politique générale de la Commission…
C’est là une deuxième conséquence importante des élections européennes : elles conditionnent étroitement le programme de la Commission pour la nouvelle législature. Dans la mesure où son président doit trouver une majorité pour être « élu » et, ensuite, pour que le PE approuve la composition du collège des commissaires, il doit présenter aux députés un programme susceptible de les convaincre. Même si le président de la Commission doit aussi tenir compte des attentes des Etats membres, les équilibres politiques issus des élections européennes ont un impact sur son programme.
La Commission von der Leyen (2019-2024)
Troisièmement, la composition du PE pèse aussi sur celle de la Commission. Depuis 2004, les députés européens se font fort, à l’occasion des auditions des candidats-commissaires qui précèdent le vote d’investiture de la Commission dans son ensemble, d’exiger des aménagements. A chaque fois, le PE a demandé et obtenu le remplacement de certains candidats, jugés inaptes, ou une modification de la distribution des portefeuilles entre eux.
En quatrième et dernier lieu, le résultat des élections européennes influe sur la dynamique institutionnelle tout au long de la législature. En effet, la procédure de codécision s’applique désormais à 80% des textes législatifs. Le PE vote aussi le budget et approuve les accords internationaux, et il exerce un contrôle étroit sur la Commission. Même si la tendance naturelle de la Commission est d’être davantage à l’écoute des ministres que des députés, elle doit prendre en compte les équilibres partisans qui s’expriment au sein du PE quand elle rédige une proposition si elle veut obtenir son aval.
En somme, les élections européennes remplissent désormais un rôle similaire à celui que jouent les élections législatives dans les régimes parlementaires classiques – tels que l’Allemagne, l’Italie ou la Belgique. Elles ne visent pas seulement à renouveler l’assemblée qui représente les citoyens, mais constituent un événement central de la vie politique qui influe directement sur la composition de l’exécutif, sur son programme politique et sur son action au quotidien pendant toute la législature.
Olivier Costa
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