A l’approche des élections européennes du 9 juin 2024, de nombreux responsables politiques et éditorialistes évoquent le supposé désintérêt des citoyens français pour ce scrutin et pour les enjeux européens. C’est faire peu de cas du regain de participation électorale qui s’est amorcé en 2014 et d’une campagne riche et intense. Ces éléments laissent penser que ce scrutin est désormais un événement central de la vie politique française, qui atteste de la vitalité du débat démocratique sur les questions européennes.
Les premières élections européennes, en 1979, ont été marquées par un taux d’abstention important : 37% dans la Communauté, et près de 40% en France – alors qu’il n’avait jamais dépassé les 30% sous la Cinquième. Ce taux a continué à croître par la suite, jusqu’à atteindre près de 60% en 2009 (56% à l’échelle de l’Union). Cette inflation constante a engendré l’idée que ce scrutin était mal né, qu’il n’avait peut-être pas de sens, et que les citoyens n’avaient pas d’intérêt pour les enjeux européens. Mais est-ce toujours exact ?
1. Des élections structurellement sujettes à l’abstention
Les élections européennes sont, par nature, sujettes à l’abstention. Pour tout scrutin, la propension des électeurs à se déplacer dépend de quatre facteurs : leur « compétence civique » et leur sentiment d’être concernés ; des éléments d'ordre idéologique, tels que le rejet du système représentatif ou de la classe politique ; des effets de conjoncture et d'offre politique ; enfin, les enjeux perçus du scrutin.
Caricature de Behrendt sur les premières élections européennes (9 juin 1979)
S'agissant de la compétence civique, les citoyens ont une faible connaissance de l'Union, de son fonctionnement et de ses politiques, et un sentiment limité d'appartenance à celle-ci ; ils sont donc peu incités à aller voter aux européennes. Pour ce qui concerne les éléments idéologiques, il existe depuis le milieu des années 1990 une crise de confiance dans l'Union : ses acteurs n'ont pas une bonne image et les citoyens comprennent mal le sens et l'utilité de l'élection directe du Parlement européen. S’agissant des effets de conjoncture et d'offre politique, on note que les responsables des partis français ont toujours rechigné à parler d'Europe, en raison des clivages que la thématique suscite dans leurs rangs ; les médias sont, eux aussi, peu diserts sur les questions européennes. Enfin, les élections européennes apparaissent comme dépourvues d'enjeu et d'impact, puisqu’il s’agit de désigner des députés dans une assemblée où il n’existe pas de perspective d’alternance, comme c’est le cas pour les élections territoriales ou les législatives.
2. Une abstention en net recul
Les élections européennes ont toutefois suscité un regain de mobilisation en 2014 et un net sursaut en 2019, à un moment où tous les autres scrutins souffraient de la désaffection croissante des citoyens.
Source : auteur (données du ministère de l’Intérieur)
L’abstention aux européennes, qui avait connu un point haut en 2009 à 59%, a en effet légèrement baissé en 2014 (58%), et s’est établie à 50% en 2019. Désormais, il s’agit du scrutin qui mobilise le plus les électeurs français, après les présidentielles. On a plus voté aux européennes de 2019 qu’aux élections législatives de 2017 et 2022 (54% et 53% d’abstention), et bien davantage qu’aux élections territoriales de 2020 et 2021, qui ont connu une véritable flambée de l’abstention (57% aux municipales de 2020 et 66% aux départementales et aux régionales de 2021).
Le scrutin du 9 juin ne devrait pas faire exception. Le dernier sondage en date (enquête IFOP-Fiducial pour LCI, 25-29 mai 2024, 2.248 personnes de plus de 18 ans) prévoit un taux d’abstention de 51,5% – proche de celui de 2019. Ce taux sera sans doute en baisse chez les moins de 25 ans, qui votent habituellement peu, de l’ordre 70% (enquête IFOP-Les Jeunes Européens - France, 16 mars 2024, 1.506 personnes de 18 à 25 ans). Comment l’expliquer ? Il faut pour cela revenir sur les quatre facteurs de l’abstention mentionnés précédemment.
S’agissant de la « compétence civique » des électeurs, il est manifeste que les questions européennes font de plus en plus sens. Les diverses crises qui ont jalonné l’histoire de l’Union depuis 15 ans (financière, migratoire, Brexit, Covid, Ukraine, Gaza…) ont montré que l’Union se préoccupe désormais d’enjeux considérés comme centraux par les électeurs (sécurité intérieure et internationale, niveau de vie, changement climatique, valeurs…) et pas seulement de l’adoption de normes absconses.
Le deuxième moteur de l’abstention, les éléments d’ordre idéologique, joue aussi : si les citoyens français restent assez critiques de l’Union, comme en atteste le probable succès du RN le 9 juin, le Brexit a battu en brèche l’idée que la sortie de l’Union était une option raisonnable. Tous les grands partis l’ont abandonnée et font désormais campagne, non pas pour dénoncer l’intégration européenne, mais pour proposer leur vision des politiques à conduire à l’échelle de l’Union – ce qui conduit à légitimer son existence.
Il y a, en troisième lieu, des effets de conjoncture et d'offre politique : si les partis investissent toujours peu de moyens dans la campagne, celle-ci a démarré très tôt, et toutes les questions-clés de l’actualité (crise de l’agriculture, guerre en Ukraine, pouvoir d’achat, tensions commerciales avec la Chine, situation au Moyen-Orient, innovation…) ont été évoquées par les candidats comme des enjeux de l’élection. Les partis politiques prennent aussi ce scrutin plus au sérieux : les six principales listes (LFI, Écologistes, PS, Renaissance, LR, RN) sont conduites par des députés européens sortants qui ont essayé d’axer leur discours sur les questions européennes, et non plus par des responsables en mal de mandat.
Le dernier facteur à l’œuvre sont les enjeux perçus du scrutin. Ici aussi, les choses ont évolué : depuis 2014, en s’appuyant sur les dispositions du traité de Lisbonne, les partis européens ont « dramatisé » la campagne, en l’organisant comme une compétition entre leurs têtes de liste respectives, candidats à la présidence de la Commission européenne. En effet, selon les traités, le président de la Commission doit être désigné par le Conseil européen « en tenant compte du résultat des élections » et il doit ensuite être « élu » par le Parlement européen. L'ambition était de remédier, ce faisant, à trois problèmes fondamentaux du scrutin : son manque d’incarnation, son caractère insuffisamment transnational et son absence d'enjeu clairement perceptible. Cette stratégie a permis de mobiliser davantage les médias – en organisant notamment des débats entre les têtes de liste à l’échelle européenne – et de faire valoir que ces élections ne visaient pas uniquement à désigner des députés européens, mais aussi à choisir le président de la Commission et à peser sur le programme de celle-ci. L’opération a été un succès en 2014, avec la désignation de Jean-Claude Juncker ; elle n’a pas abouti en 2019, le candidat de tête du PPE, Manfred Weber, n’ayant pas bénéficié des soutiens requis, mais Mme von der Leyen était issue du même parti et du même pays que lui. Et cette année encore, le scrutin est scénarisé par les partis européens comme une compétition entre leurs têtes de liste.
Cinq têtes de liste ont débattu le 23 mai 2024. Sandro Gozi (Renew Europe Now), Terry Reintke (Verts européens), Walter Baier (Gauche européenne), Ursula von der Leyen (Parti populaire européen) et Nicolas Schmit (Parti socialiste européen). Crédits : Philippe Buissin / Parlement européen
3. Des élections qui prennent sens à deux niveaux
Plus largement, les questions européennes ont pris une place centrale dans la vie politique française, qui se structure désormais selon un double clivage : gauche contre droite, et pro-européens (autour du centre) contre anti-européens (aux extrêmes). C’est cette configuration qui a permis à Emmanuel Macron de se faire élire par deux fois, en mobilisant la frange pro-européenne de l’électorat de gauche et de droite, contre des opposants plus eurosceptiques – Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, qui ont tiré profit des divisions des deux partis principaux de gouvernement. Le positionnement des leaders politiques par rapport aux enjeux européens est désormais fondamental, ce qui donne plus de sens aux élections européennes.
Elles sont aussi centrales en tant qu’événement de la vie politique nationale. Depuis 1979, elles constituent une répétition générale ou un troisième tour des élections présidentielles. Sauf de 2004 à 2014, où elles ont été conduites dans le cadre de huit circonscriptions régionales, elles ont toujours été l’occasion pour les partis de tester la popularité de leurs candidats et de mettre à l’épreuve celle du président. C’est encore le cas cette année : les partis comptent leurs forces, à gauche comme à droite, et, au fil de la campagne, l’élection s’est muée en un duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
Les huit principales têtes de liste au scrutin en France ont débattu le 27 mai 2024 sur BFMTV.
On peut juger cette instrumentalisation regrettable, mais le processus est à double sens. En effet, si les enjeux de la vie politique nationale viennent interférer avec la campagne pour les européennes, jusqu’à éclipser certaines têtes de liste (notamment Valérie Hayer et Manon Aubry), c’est aussi parce que l’Europe est devenue une dimension fondamentale de la vie politique française. Désormais, ses responsables doivent être clairs sur leurs positions à cet égard et s’engager dans le débat sur l’Union. En conséquence, il a gagné en qualité, en densité et en maturité : les candidats et les leaders des partis ont beau être obnubilés par les élections présidentielles de 2027, ils parlent d’Europe. On assiste donc à une mise en cohérence des enjeux et des clivages nationaux et européens et à une connexion des espaces publics français et européen qui donnent tout son sens à ce scrutin. Il ne s’agit en effet pas d’une élection fédérale, détachée des réalités nationales : c’est, par nature, une compétition politique organisée dans le cadre national en vue de la désignation de députés appelés à siéger dans une institution supranationale. Et si la campagne actuelle mobilise et intéresse, c’est qu’elle répond à cette double logique.
Olivier Costa
Post repris par la revue numérique The Conversation (2 juin 2024)
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