La possible ratification du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur a ravivé la colère du monde agricole français. Les responsables politiques du pays sont unanimes dans leur opposition à ce texte. Mais ils semblent désormais très isolés sur la scène européenne. Quelles sont les perspectives pour ce texte? Et quels sont ses enjeux?
L’Union européenne et le libre-échange
Pour comprendre l’accord avec le Mercosur, il faut rappeler que l’intégration européenne est, fondamentalement, un projet de libre-échange. Faute de pouvoir organiser une intégration politique, le choix a été fait dans les années 1950 de créer un marché unique, en supprimant les barrières douanières et en développant des politiques communes. Cela devait permettre de relancer les économies européennes, sinistrées par la guerre, et d’assurer la paix entre les États membres.
Mais il y a plus. D’abord, l’intégration des marchés européens impliquait que la Communauté européenne soit compétente pour la politique commerciale et négocie au nom des États membres en la matière. Ensuite, la croyance dans les vertus du commerce, comme instrument de promotion de la paix et de valeurs telles que la démocratie et les droits de l’Homme, ne se limitait pas au territoire européen : très tôt, la Commission a considéré que le libre-échange était bénéfique à l’échelle globale, et a rêvé d’un monde où il serait la norme entre toutes les États.
Il existe aujourd’hui 50 accords commerciaux entre l’Union et des pays tiers. Divers textes ambitieux ont été négociés à partir des années 1990 dans cet esprit : avec le Canada (le fameux traité CETA), les Etats-Unis (le traité de libre-échange transatlantique, ou TAFTA, abandonné lors de l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche début 2017) ou encore les pays du Mercosur. Le traité avec le Mercosur était particulièrement précieux aux yeux de la Commission, dans la mesure où il associait l’Union avec une autre organisation régionale similaire. En effet, le Mercosur s’est inspiré de l’expérience européenne pour organiser, depuis 1991, le libre-échange entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ; la Bolivie les a rejoints début 2024. Le Venezuela est membre, mais sa participation a été suspendue en 2017.
Carte des accords commerciaux négociés par l'Union (2023)
Qu’y a-t-il dans l’accord Union européenne-Mercosur ?
Cet accord est ambitieux et complexe. De longues négociations ont abouti, en 2019, à la signature d’un texte qui inclut un traité de libre-échange entre les deux blocs, mais aussi des éléments relatifs au dialogue politique et à la coopération. L’objectif était d’accroître les relations entre les deux ensembles en réduisant les barrières douanières, et de susciter un dialogue politique sur un vaste ensemble de questions : migrations, numérique, recherche, éducation, ressources humaines, environnement, cybercriminalité… L’accord prévoit d’éliminer plus de 90% des droits de douane, qui sont actuellement élevés ; par exemple, le Mercosur applique des taxes de 27 % sur le vin et de 35 % sur les voitures et les vêtements en provenance de l’Union. Le traité prévoit aussi que le Mercosur s’engage à reconnaître des indications géographiques protégées de l’Union, sur des produits comme le vin ou le fromage. C’est le plus grand accord commercial jamais négocié, puisqu’il concerne 800 millions de personnes et porte sur des volumes commerciaux de plus de 40 milliards d’Euros chaque année.
Qui s’y oppose ?
D’emblée, certains États ont été réticents à l’accord avec le Mercosur, notamment la France, l’Irlande, l’Autriche, la Pologne et la Belgique. Ils étaient surtout inquiets de la dimension commerciale des négociations, susceptible de mettre sous pression certains secteurs de leurs économies. En septembre 2020, le gouvernement français a fait connaître son opposition à la ratification en arguant de plusieurs éléments : les risques environnementaux, s’agissant notamment de la déforestation de l’Amazonie par les agriculteurs ; l’impact négatif du traité sur les Accords de Paris ; et, enfin, le non-respect par les produits du Mercosur des normes européennes en matière d’environnement, de santé, de travail et de bien-être animal. Plus spécifiquement, les autorités françaises étaient inquiètes des conséquences de l’importation massive de produits agricoles (viande, sucre, éthanol) pour les agriculteurs européens. Elles dénonçaient un accord déséquilibré, générant plus d’opportunités pour le Mercosur que pour l’Union. Elles ont ainsi exigé le durcissement des mécanismes de sauvegarde – qui autorisent les deux parties à limiter temporairement les importations en cas de préjudice grave porté à leur économie – et celui des quotas en matière agricole – afin de préserver les agriculteurs français contre l’afflux de viande bœuf ou de poulet. Face à ces critiques et réticences, la Commission a retardé la ratification de l’accord.
Une remise en cause plus générale du libre-échange global
Depuis les années 1990, les accords de libre-échange ont le vent en poupe. Ils sont perçus comme un instrument de croissance économique et un moyen de diffuser les valeurs « européennes » à travers le commerce : paix, démocratie, multilatéralisme, droits fondamentaux, progrès social… Face aux difficultés de l’Organisation mondiale du commerce, la Commission a ouvert des négociations tous azimuts.
Toutefois, ce modèle de développement économique est en panne à 5 titres au moins :
1. D’abord, il n’a pas fait la preuve de son efficacité s’agissant de la diffusion des valeurs. Contrairement à ce que l’on pensait, le développement économique, la prospérité et le commerce n’entrainent pas nécessairement une transformation politique des sociétés et une pacification des relations entre les États. En effet, le nombre de régimes réellement démocratiques décline depuis les années 2000, malgré l’essor du commerce mondial, les guerres et les tensions n’ont pas disparu, et des champions comme la Chine n’ont pas connu le processus de démocratisation attendu.
2. En deuxième lieu, la Commission s’est heurtée à l’opposition de certains États membres ou de certaines composantes de ces États. Les accords les plus récents incluent des compétences qui ne sont pas propres à l’Union. Certaines autorités publiques – comme le gouvernement wallon, dans le cas du CETA, l’accord avec le Canada – ont contesté la légitimité de la Commission à négocier des accords « mixtes ». D’une manière plus générale, ces textes suscitent une attention croissante de la part des opinions publiques, des responsables politiques et des médias, ce qui rend le processus de négociation plus complexe. La pression exercée par les agriculteurs sur les autorités françaises dans le cas de l’accord UE-Mercosur en atteste clairement.
3. En troisième lieu, la logique du libre-échange généralisé est remise en cause depuis quelques années par divers phénomènes. Il y a d’abord la montée du protectionnisme aux Etats-Unis et l’agressivité commerciale de la Chine, qui ne respecte pas les règles du jeu s’agissant notamment des aides d’État. Il y a aussi des débats autour du paradoxe que représente pour l’Union la volonté, d’une part, d’imposer à ses opérateurs économiques le respect de normes sévères en matière d’environnement, de décarbonation, de protection des consommateurs, de santé ou encore de bien-être animal, et, d’autre part, celle d’assurer le libre accès au marché européen à des produits qui ne respectent pas, ou imparfaitement, ces standards.
4. Il y a, ensuite, des préoccupations plus larges quant à l’impact environnemental des accords de libre-échange. Ils contribuent, en effet, au développement de secteurs de l’économie dans des pays tiers, au détriment de la nature (déforestation en Amazonie pour les besoins de l’agriculture) ou du climat (déplacement hors de l’Union des industries qui génèrent massivement du carbone, telles que l’acier ou le ciment). En outre, le libre-échange induit des effets de spécialisation géographique qui conduisent à éloigner les lieux de production et de consommation. Alors que les consommateurs sont incités à privilégier les produits locaux, cette approche du commerce, où denrées agricoles et produits manufacturés font le tour du globe, semble obsolète.
5. Pour finir, il faut compter avec les préoccupations géopolitiques grandissantes. La crise du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont démontré la vulnérabilité de l’Union européenne, qui dépend fortement des importations pour nombre de ressources : énergie, alimentation, santé, technologie… Depuis quelques années, les réflexions se multiplient autour des notions de souveraineté, d’autonomie stratégique ou d’autosuffisance. Elles soulignent toutes la nécessité pour l’Union de ne pas être trop dépendante des importations, de pouvoir faire face à une fermeture soudaine des frontières ou à une mise à l’arrêt du commerce international, et de cesser d'agir avec naïveté dans ses relations avec les autres blocs. Comme l'avait joliment dit Clément Beaune, alors Secrétaire d'Etat aux affaires européennes, "L'Union européenne ne peut pas rester un herbivore dans un monde de carnivores".
La pression monte…
En mars 2023, afin de débloquer la situation et de faire droit aux demandes de la France, la Commission a envoyé au Mercosur un protocole à l’accord incluant de nouvelles obligations en matière environnementale et commerciale. Mais il a été rejeté par les autorités brésiliennes et argentines, qui ont estimé que seul l’accord négocié devait faire foi. En janvier 2024, une crise agricole a surgi partout en Europe. La France a exigé la mise en place de « clauses miroir », faisant obligation aux États du Mercosur de respecter les normes en vigueur dans l’Union pour pouvoir y exporter leurs produits, mais elle n’a pas été suivie par la Commission. Depuis sa reconduction à la tête de l’institution cet été, Ursula von der Leyen a réaffirmé sa volonté de ratifier rapidement l’accord. L’Allemagne, qui était un temps réticente, la soutient désormais fortement dans ce projet. Son économie est en effet basée sur les exportations, et les perspectives sont mauvaises avec la réélection de Donald Trump, la guerre en Ukraine et les tensions commerciale avec la Chine. Disposer d’un nouveau marché est donc une priorité pour les autorités allemandes, qui ont convaincu la plupart des pays réticents de soutenir la ratification de l’accord. La Commission souligne pour sa part l’impact positif du traité, qui doit engendrer 0,1% de croissance supplémentaire dans l’Union à l’horizon 2032. Côté Mercosur, les attentes sont grandes aussi, avec un surcroît de croissance estimé à 0,3%.
La France se trouve désormais isolée dans son opposition à l’entrée en vigueur du traité. Avec la résurgence récente de la crise agricole, les autorités françaises n’ont toutefois d’autre choix que de redire leur hostilité – qui, fait rare, suscite un consensus dans la classe politique française. Mais nos partenaires européens et latino-américains, de même que la Commission, perdent patience.
Quelles perspectives pour la ratification ?
S’agissant d’un accord dit « mixte », qui comporte des clauses qui excèdent les compétences centrales de l’Union, la ratification exige trois étapes. Il faut d’abord un vote à l’unanimité au sein du Conseil de l’Union : concrètement, aucun ministre des 27 ne doit s’opposer formellement à l’accord. Ensuite, il doit être approuvé par le Parlement européen, à la majorité des suffrages exprimés. Enfin, il doit être ratifié par les parlements de tous les États membres. Compte tenu de ces règles, la France est en position – juridiquement parlant, du moins – de bloquer la ratification. Politiquement, c’est plus complexe, car un veto a toujours un prix : un État qui s’oppose à une décision soutenue par la quasi-totalité des autres se verra reprocher son égoïsme et s’expose à des mesures de rétorsion.
Il est aussi possible que la Commission essaie de contourner l’obstacle de l’unanimité. Elle pourrait le faire en scindant l’accord en deux, et en demandant une ratification séparée pour la partie qui concerne les questions commerciales et douanières. En effet, celles-ci relèvent d’une « compétence exclusive » de l’Union, ce qui rend la décision plus facile. Dans ce domaine, le Conseil doit se prononcer non pas à l’unanimité, mais à la « majorité qualifiée » : il faut pour cela réunir les votes de 55% des États (15 sur 27), représentant 65% de la population (292 sur 449 millions). En outre, l’accord commercial ne nécessiterait pas une ratification par les parlements nationaux. Le reste du traité devrait être validé à l’unanimité, mais ce n’est pas cette partie qui suscite les controverses. La France a, par avance, condamné le recours à un accord « intérimaire » ou à une scission du traité, estimant que le texte avait été négocié dans une certaine logique – celle de la ratification à l’unanimité – et qu’il convient de la respecter. Mais, juridiquement, la Commission semble en droit de voir les choses autrement.
Quelles sont les scénarios possibles ?
Si la Commission s’en tient au caractère mixte de l’accord, il y a 3 options :
- Elle continue à repousser le vote ; mais cette hypothèse est peu crédible, compte-tenu des engagements de Mme von der Leyen et de la pression exercée par certains États membres ;
- La Commission demande un vote et la France met son veto : il faudra alors rouvrir les négociations pour rendre l’accord acceptable pour tous, ou envisager une scission du traité ;
- La France accepte l’accord – son abstention étant suffisante. Dans ce cas, on peut imaginer qu’elle aura obtenu des garanties supplémentaires pour ses agriculteurs : clauses de sauvegarde plus restrictives, si l’accord a des effets trop violents, et aides financières pour que les secteurs s’adaptent.
Si la Commission opte pour un vote séparé du volet commercial, il y a 2 scénarios :
- La France trouve une minorité de blocage. Il lui faudrait pour cela convaincre 12 autres États, ou des États représentant 89 millions d’habitants. Les deux objectifs semblent hors de portée ;
- L’accord est adopté contre l’avis de la France. Juridiquement, elle ne pourrait s’y opposer, mais politiquement, elle pourrait demander – et obtenir – des compensations et des garanties pour éviter une crise.
Depuis le début des années 1950, les représentants des États membres évitent de créer des tensions inutiles entre eux, et de se mettre dans des situations politiquement embarrassantes. Il convient toujours d’aider ses partenaires à sauver la face et à gérer au mieux les conséquences domestiques des décisions prises à Bruxelles. Car il faut avant tout préserver la dynamique consensuelle au sein des institutions européennes et les conditions d’un dialogue constructif. Le traité UE-Mercosur est toutefois symptomatique des difficultés croissantes que rencontrent les États européens dans l'articulation de leurs intérêts et visions respectives, et dans la préservation de l'équilibre entre le respect de la souveraineté nationale et le besoin d’agir collectivement.
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